L’intérêt pour l’histoire des relations bilatérales s’est accentué, mais il y a encore beaucoup à faire.
Conservateur au Musée national d’histoire de Taïwan, Tân Î-hông connaît bien les relations historiques entre Taïwan et le Japon. Il a accepté de répondre à nos questions. Les opinions qu’il exprime sont les siennes et n’engagent pas l’institution pour laquelle il travaille.
Comment les Taïwanais perçoivent-ils aujourd’hui l’héritage japonais ?
Tân Î-hông : L’opinion des Taïwanais sur l’héritage japonais remonte à après la guerre. L’historienne Chou Wan-yao a montré que celle-ci s’exprimait différemment selon qu’ils étaient nés avant le passage sous domination japonaise en 1895 ou qu’ils étaient nés après 1920 et avaient connu la guerre. En 1994, dans son film Duosang, Wu Nien-je a montré une certaine nostalgie du Japon chez les Taïwanais de l’époque de la guerre, tandis que leurs enfants, nés après la fin de la Seconde Guerre mondiale et ayant reçu une éducation anti-japonaise sous le régime du Kuomintang, qualifiaient leurs pères de “pro-japonais” et de “traîtres”. Cependant, depuis 1997, avec l’introduction du cours “Comprendre Taïwan” au niveau du premier cycle du secondaire, la période de la domination coloniale japonaise a été décrite en soulignant à la fois son côté positif (construction et éducation moderne) et négatif (violence et discrimination coloniales). Sur le plan historique, la nouvelle génération de Taïwanais est plus à même de réfléchir à l’héritage de la domination coloniale japonaise à partir de différentes perspectives. Autrement dit, la façon dont les Taïwanais perçoivent aujourd’hui l’héritage japonais dans leur propre histoire peut également être analysée sous le prisme des “différences générationnelles”.
La société taïwanaise semble réévaluer la période coloniale japonaise. Qu’en pensez-vous ?
T. Î-h. : Comme je l’ai dit, la domination coloniale japonaise présente un aspect historique complexe, avec un côté constructif, mais il est clair que la domination coloniale n’était pas une “entreprise charitable”. Les historiens taïwanais utilisent essentiellement le terme de “modernité coloniale” pour la décrire. Un autre élément de la mémoire historique profonde des Taïwanais est lié au fait que pendant les 50 années de la domination coloniale japonaise, ils ont pu établir des relations avec des enseignants ou des hauts fonctionnaires japonais, ainsi qu’avec des professeurs et des amis. Cette relation émotionnelle entre colonisateur et colonisé, tout comme les liens avec ses enseignants ou camarades de classe japonais maintenus par une partie de la population taïwanaise après la guerre sous la forme d’associations d’anciens élèves, a longtemps été ignorée ou négligée du point de vue officiel.
Cet état d’esprit a été mis en évidence dans le film Cape No. 7 (Haijiao qihao) sortir en 2008 (l’un des plus grands succès du cinéma taïwanais) alors que le même cinéaste a réalisé Sediq Bale (2011), un réquisitoire contre le colonialisme japonais qui met l’accent sur la question aborigène. Mais avec Kano (2014), il s’est concentré sur l’école de formation agricole de Chiayi pendant la période coloniale, où une équipe composée de Japonais, de Han taïwanais et d’aborigènes a réussi à se qualifier pour le tournoi national de baseball des lycées Kôshien. Le film fait également référence au système d’irrigation conçu par le Japonais Hatta Yoichi dans la plaine Chianan. En outre, lorsque la génération de la guerre mentionnée précédemment a été confrontée au régime autoritaire du Kuomintang après la guerre, elle a également été encline à “embellir” la situation précédente.
Cependant, je constate que la réévaluation décontextualisée de la période coloniale existe également chez certains historiens intéressés par l’époque japonaise. Ils utilisent des éléments coloniaux d’avant-guerre comme l’emblême de Taïwan défini à cette époque ou ceux des villes au même moment. Ils nourrissent des sentiments particuliers à l’égard des sanctuaires. Certains d’entre eux en ont fait des biens culturels au nom de la “créativité culturelle”. Même le sanctuaire de Taoyuan, entièrement préservé pour des raisons historiques particulières (après la guerre, il a servi à honorer la mémoire des martyrs de Taoyuan), a été reconditionné, ces dernières années, comme un sanctuaire japonais à Taïwan.
Pensez-vous que les jeunes Taïwanais comprennent bien la période coloniale japonaise ?
T. Î-h. : Je pense que la plupart des jeunes Taïwanais n’ont pas une compréhension complète de cette séquence historique. Bien que, comme je l’ai dit, les manuels scolaires taïwanais actuels fassent la part des choses concernant la phase de colonisation ; en général, ils n’ont pas une compréhension approfondie de cette période. Ils ne peuvent pas vraiment saisir les sentiments des anciens qui ont connu la domination coloniale, et comprendre le patrimoine culturel japonais dont nous avons parlé, parce qu’ils n’ont qu’une compréhension partielle et incomplète de la réalité.
Contrairement à la Corée du Sud, où le ressentiment à l’égard du Japon reste profond, ce sentiment semble avoir disparu à Taïwan.
T. Î-h. : A l’exception de ceux qui ont reçu une éducation antijaponaise après la guerre, la jeune génération n’a pas une vision négative de l’époque où le Japon dominait. En outre, les aînés de la génération d’avant-guerre appartiennent désormais pour la plupart à la génération de la guerre, laquelle a gardé de bons souvenirs de la domination japonaise. Il y a également eu de nombreux échanges culturels et économiques entre les Taïwanais et les Japonais pendant une longue période après le conflit, auxquels il faut ajouter le tourisme taïwanais (voir Zoom Japon n°143, septembre 2024). C’est la raison pour laquelle, d’une manière générale, les Taïwanais n’éprouvent aucune haine à l’égard du Japon. En outre, certains spécialistes estiment que lorsque Taïwan est devenue une colonie japonaise, elle n’était qu’une province de l’Empire de Chine tandis que la Corée, bien que vassale de la Chine, était alors un pays à part entière. Il existait donc un fort sentiment national qui incitait les Coréens à rejeter l’assujettissement de leur pays. Si l’on ajoute que la Corée a longtemps été très influencée par la vision chinoise qui désignait le Japon comme le pays des “Wa”, ce fut d’autant plus dur pour elle d’être dominée par le Japon. En revanche, lorsque Taïwan est devenue une colonie japonaise, l’identité taïwanaise n’était pas clairement définie et il n’existait pas de communauté nationale en tant que telle.
Comment la période coloniale japonaise est-elle présentée dans des institutions telles que le Musée national d’histoire de Taïwan ?
T. Î-h. : Depuis son inauguration en 2011, environ la moitié de l’espace d’exposition permanente du Musée est consacrée à l’époque japonaise. Initialement, le thème de l’exposition permanente était “Le nouvel ordre à l’aune des grands changements” et mettait l’accent sur la domination coloniale japonaise. Début 2021, elle a été partiellement mise à jour et rebaptisée “Difficultés et rêves sous le nouvel ordre”. Il s’agissait de mettre davantage l’accent sur la vie des Taïwanais pendant la domination coloniale et des Japonais. Le sujet principal est le peuple taïwanais. Elle aborde de manière approfondie les aspects positifs et négatifs de la domination coloniale japonaise à travers des sous-thèmes tels que le changement de pouvoir en 1895, l’établissement de la domination coloniale, la mise au pas des peuples autochtones, l’industrie, l’éducation et la nouvelle culture, les mouvements politiques et sociaux, et le peuple taïwanais pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque sous-thème s’intéresse en particulier à la façon dont les Taiwanais ont vécu sous le nouvel ordre colonial.
Les changements politiques survenus ces dernières années à Taïwan ont-ils affecté la manière d’aborder l’histoire des relations avec le Japon ?
T. Î-h. : L’essor des études sur l’histoire de Taïwan est étroitement lié à la démocratisation de Taïwan au cours des quarante dernières années. Pendant la période de la loi martiale, c’était un tabou, et l’histoire des relations japonaises était autrefois une étude subsidiaire dans le cadre de l’enseignement de la langue japonaise ou des relations internationales. En principe, il n’y avait qu’un très petit nombre de professeurs d’histoire du Japon dans le secteur de l’histoire de Taïwan. Selon Lee Y.C., professeur à l’université de Taïwan, qui fut mon mentor, l’étude de l’histoire du Japon n’était pas encouragée pendant la période de la loi martiale. Si l’histoire de la colonisation de Taïwan est considérée comme l’histoire des relations avec le Japon, il ne fait aucun doute que la recherche dans ce domaine s’est considérablement développée, principalement avec la création de l’Institut d’histoire de Taïwan, qui dispose d’un département spécialisé sur cette période, ainsi qu’avec une augmentation significative du nombre et de la qualité des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat.
Néanmoins, je pense que, en tant que discipline académique, l’histoire des relations avec le Japon ou l’histoire du Japon du point de vue de Taïwan manque de créativité et de dynamisme. En tant qu’ancienne colonie japonaise, la manière dont Taïwan peut porter un nouveau regard sur son ancienne métropole, et la manière de présenter l’histoire des relations avec le Japon du point de vue taïwanais, représentent un sujet très important compte tenu de la situation actuelle de Taïwan dont le statut reste remis en question au sein de la communauté internationale. Pourtant, l’histoire du Japon ou l’histoire des relations avec le Japon actuellement disponibles sur le marché taïwanais sont presque exclusivement d’origine japonaise. Cela témoigne d’un manque cruel d’originalité ou d’un secteur universitaire innovant.
L’interaction avec les historiens japonais a-t-elle augmenté ?
T. Î-h. : Les échanges entre les historiens taïwanais et japonais se sont considérablement développés au cours des trois dernières décennies. Par exemple, l’ancien professeur Wu Mi-cha de l’université de Taïwan a organisé des séminaires et encouragé les échanges avec de jeunes universitaires et étudiants japonais dans les années 1990 ; l’Institut d’histoire de Taïwan de l’Academia Sinica a continué à organiser des séminaires sur l’histoire de Taïwan, du Japon et de la Corée ; et l’université nationale de Chengchi a continué à organiser des séminaires pour les jeunes universitaires de Taïwan et du Japon. Du côté japonais, la Société japonaise des études taïwanaises organise depuis longtemps des séminaires avec la communauté universitaire taïwanaise.
Quels sont les points historiques entre le Japon et Taïwan qui mériteraient d’être approfondis ?
T. Î-h. : De nombreux points de l’histoire du Japon et de Taïwan n’ont pas encore été sérieusement examinés. Il existe encore des recherches fondamentales sur la période de la domination japonaise qui doivent être réanalysées, sans oublier les réseaux émotionnels et les relations entre Taïwan et le Japon, dont j’ai déjà parlé, en dehors du récit historique formel.
Il y a aussi la profonde influence du Japon sur la culture taïwanaise, comme le sport (le baseball a été enseigné par les Japonais aux Taïwanais et, après la guerre, de nombreux Taïwanais sont allés jouer au Japon plutôt qu’aux Etats-Unis), l’éducation (quand j’étais enfant, on disait que tel aîné avait été éduqué par les Japonais, ce qui signifiait une éducation très spartiate, mais en même temps, cela sous-entendait qu’il était bien éduqué). Il y a aussi la transformation du corps taïwanais, comme le montre la publication en 1942 du livre Taiwan no shûkan [Coutumes de Taïwan] de Higashikata Takayoshi, selon lequel l’ancienne génération de Taïwanais était facilement reconnaissable à sa façon de marcher, alors qu’aujourd’hui, les jeunes éduqués au Japon ne le sont plus.
En outre, il convient de se demander si l’interprétation historique de la modernité coloniale suffit à couvrir toute l’histoire de la période de domination coloniale japonaise. Les échanges économiques, technologiques et culturels entre Taïwan et le Japon après la guerre méritent également une étude plus approfondie. En outre, lorsque les seuls Taïwanais survivants de la génération de la guerre sont interrogés, si l’intervieweur utilise le japonais et le taïwanais pour poser la question, il y a souvent des réponses différentes à la même question. L’utilisation de la langue a des significations différentes pour ces Taïwanais d’avant-guerre, qui peuvent peut-être être étudiées en profondeur. Par exemple, j’ai un jour interrogé un Taïwanais qui avait servi comme soldat dans l’armée impériale, lorsqu’il était interviewé par les Japonais en japonais, il disait qu’il était un ressortissant japonais à l’époque et qu’il faisait juste son travail pour l’empereur japonais. Cependant, lorsque je lui ai posé la question en taïwanais, il a répondu qu’il avait subi un lavage de cerveau à l’époque ; il est donc évident qu’une personne a une identité ou une conscience nationale différente selon la langue qu’il utilise pour s’exprimer.
Propos Recueillis par Odaira Namihei