Le professeur Alin Ho revient sur l’évolution de sa perception d’un pays qu’il considérait comme un modèle.
Lorsque j’ai commencé à apprendre le japonais, j’ai lu un livre intitulé Le Japon médaille d’or (Gallimard, 1983). Selon l’analyse de son auteur, Ezra F. Vogel, le Japon, en dépit de ses ressources limitées, a résolu un grand nombre des problèmes fondamentaux auxquels étaient confrontées les sociétés désindustrialisées. Il a utilisé l’expression “le meilleur du monde” pour faire l’éloge du Japon. Depuis lors, j’ai progressivement appris à connaître l’état avancé de la société japonaise par le biais des médias écrits et audiovisuels.
Le Japon est ainsi devenu le pays de mes rêves et, j’ai décidé d’y aller pour étudier. Je suis devenu étudiant à l’université de Tôkyô. Au cours de mes longues années d’études dans ce pays, j’ai découvert que le Japon (ou du moins sa capitale) était le pays le plus difficile à vivre au monde et que la société japonaise était malade, si bien que mon admiration pour ce pays a presque disparu. Je suis maintenant fier du développement économique et de la démocratisation de Taïwan. Retrouver la confiance en mon pays est probablement le plus grand gain de ma vie. J’aimerais décrire l’évolution de mon regard sur le Japon.
En fait, je n’aimais pas ce pays jusqu’à ce que j’obtienne mon diplôme d’études secondaires. Peut-être était-ce dû en grande partie au fait que l’éducation scolaire à Taïwan était basée sur des programmes antijaponais. Ayant été affecté contre mon gré au département de langue japonaise à l’issue de l’examen d’entrée à l’université, j’étais un peu réticent à l’idée d’étudier cette langue en tant que matière principale. C’est alors que j’ai lu Le Japon médaille d’or. L’auteur affirmait que “le Japon est le meilleur miroir de la puissance américaine et nous devrions jeter un regard neuf sur le Japon”. J’ai alors commencé à m’y intéresser. Tous les jeunes Taïwanais avaient la nostalgie de l’Amérique, et entendre les Américains faire l’éloge du Japon était un grand encouragement pour ceux d’entre nous qui avaient commencé à apprendre sa langue.
Dans les années 1980, Taïwan avait entamé sa démocratisation, mais dans la pratique, la liberté d’expression était encore insuffisante. Par exemple, nous ne pouvions pas nous abonner librement aux journaux et magazines japonais. La presse nippone de la bibliothèque était soit barbouillée de noir, soit coupée à divers endroits. Cela était dû au système de censure des journaux. L’image du Japon en tant que pays riche, libre et démocratique a été gravée dans mon esprit à travers la presse écrite et les vidéos, qui était parvenue à passer le strict système de contrôle. Dans la société taïwanaise, qui avait été opprimée, il y avait une génération de personnes qui étaient pro-japonaises, et donc un sentiment nostalgique envers le Japon nous a été transmis dans notre éducation familiale.
Les produits fabriqués au Japon étaient appréciés et utilisés. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à imaginer à quel point le Japon était merveilleux.
En mars 1990, j’ai été impressionnée par tous les aspects du Japon. J’ai été agréable surpris par la propreté de ses villes et surtout par la commodité des transports. Lorsque j’ai vu des magasins débordant de marchandises, j’ai réalisé que j’étais arrivé dans un pays riche et j’ai été subjugué par la splendeur du Japon en tant que pays développé. Je n’ai guère remarqué de défauts au Japon, et je me souviens encore à quel point j’admirais la société. Bien sûr, j’avais aussi quelques expériences négatives. Par exemple, lorsque j’ai cherché une chambre, j’ai essuyé des fins de non-recevoir. Mais je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention parce que, selon la théorie, c’est une caractéristique de l’unicité de la société japonaise.
Venant de Taïwan avec son “système autoritaire”, je me suis senti très heureux de vivre dans une société démocratique et libérale comme le Japon. En comparant les différents aspects de mon pays avec ceux du Japon, j’ai pensé que Taïwan était vraiment en retard et que nous devrions apprendre du Japon.
Par la suite, je suis passé sans encombre du programme de maîtrise au programme de doctorat. En tant qu’étudiant des relations entre le Japon et Taïwan et d’histoire de Taïwan, je me suis plaint du fait que j’étais présenté comme “chinois”. Bien entendu, j’ai pensé que cette anomalie relevait non seulement d’un choix du gouvernement japonais, mais aussi de la responsabilité des autorités taïwanaises.
Après mon arrivée au Japon, j’ai d’abord été tellement immergé dans un sentiment de bonheur que j’en ai à peine remarqué les défauts. Même si j’éprouvais quelques mécontentements, j’interprétais à ma façon ce qui était négatif comme quelque chose de positif et je n’en tenais pas compte.
Ces dernières années, cependant, nous avons commencé à voir toute une série d’échecs dans la société japonaise. On disait souvent que les hommes politiques japonais étaient mauvais et que la bureaucratie japonaise était solide. C’est ce que je croyais aussi. Cependant, lorsque la bulle économique a éclaté, j’ai commencé à penser que c’était la bureaucratie japonaise qui avait ruiné la société japonaise. Puis le grand tremblement de terre de Kôbe en janvier 1995 a détruit le mythe de la sécurité au Japon. C’était comme si la pathologie de la société japonaise avait été mise à nu à travers une série d’incidents comme l’attentat de la secte Aum dans le métro de Tôkyô en mars de la même année. J’ai commencé à me demander pourquoi les jeunes Japonais se tournaient vers les nouvelles religions, et s’il s’agissait d’un problème commun à la société capitaliste ou d’un problème spécifique au Japon.
Cette série d’incidents a progressivement brisé l’image que j’avais de ce pays. J’ai senti qu’il fallait que je sorte de mon domaine d’étude et que je reconnaisse à nouveau le Japon. Lorsque j’ai commencé à remettre en question l’excellence japonaise, le premier livre que j’ai lu a été Ningen wo kôfuku ni shinai Nihon to iu shisutemu (The False Realities of a Politicized Society, inédit en français) de Karel van Wolferen. Ce livre abordait la société japonaise comme un problème structurel, soulignant que la démocratie n’y avait pas encore été instaurée, que le peuple payait le prix des échecs de la bureaucratie et que le bonheur du peuple japonais avait été enterré par la bureaucratie dictatoriale. Bien que l’auteur ait été critiqué pour son “occidentalocentrisme” et que je ne pense pas que tous ses arguments soient corrects, ils ont grandement stimulé ma réévaluation du Japon. J’ai alors commencé à dévorer des livres sur le Japon, notamment Tami wa oroka ni tamote – Nihon kanryô, daishinbun no honne (Keeping the People Ignorant : The Hidden Agenda of Japanese Bureaucrats and News Papers, Shôgakukan, 1994) et L’Enigme de la puissance japonaise (Robert Laffont, 1984) de van Wolferen.
J’ai d’abord pensé que les arguments de van Wolferen étaient liés à des préjugés occidentaux, mais en lisant d’autres livres, j’ai découvert que les Japonais eux-mêmes avaient commencé à critiquer les problèmes de la société japonaise à l’instar d’Oyakusho no okite [Le code du bureaucrate, Kôdansha, 1993] de Miyamoto Masao qui est un portrait incisif de la laideur de la bureaucratie nippone. J’ai également découvert que la perception coréenne du Japon était particulièrement dure. Kanashii Nihonjin [Les Japonais sont tristes, Tama Shuppan, 1994] de la journaliste coréenne Jeon Yeo-ok est un peu extrême, mais je pense que Gehinna Nihonjin [Les Japoanis sont vulgaires, Sakuhinsha, 1994]de Yu Chae-sun, une écrivaine coréenne qui a vécu au Japon pendant huit ans, est un regard pénétrant sur la vie intérieure des Japonais. Elle conclut que “les Japonais ne sont pas polis, mais se livrent à une lutte interne pitoyable pour paraître polis, et que même lorsqu’ils sont prévenants à l’égard des autres, ce n’est pas vraiment par considération profonde pour eux, mais par mesure défensive pour se protéger. (…) Ce n’est pas envers les “Japonais” que l’on peut avoir confiance, mais envers les produits sur lesquels est gravée la mention Made in Japan”. Lorsque j’ai lu ces phrases, au lieu d’être d’accord avec une théorie aussi dure sur les Japonais, je me suis tout d’abord rappelé que ma perception du Japon était naïve. Je ne pense pas que l’on puisse facilement mettre tous les “Japonais” dans le même sac. Mais il n’y a pas d’hypothèse évidente selon laquelle, parce que le Japon est un pays développé, nous devrions apprendre du Japon. Les Japonais avaient des problèmes spécifiques, des problèmes qu’ils devaient résoudre par eux-mêmes. Par conséquent, nous ne pouvons pas continuer à dire que le Japon est un pays développé et que nous devrions apprendre du Japon. Au contraire, en tant qu’étudiants étrangers, nous devons être conscients des problèmes de la société japonaise.
Sur la base de ces réflexions et de mes études, mon point de vue sur le Japon a changé de manière significative. Si je me réfère à mes six années passées au Japon, je constate que Taïwan a subi une grande transformation. En 2016, 2020 et 2024, Taïwan a organisé une élection présidentielle directe et est devenue plus démocratique. En conséquence, nous avons déjà dépassé le Japon sur le plan démocratique. Je suis fier du développement de Taïwan. Ma longue expérience d’étudiant au Japon et ce que j’ai découvert en lisant m’ont appris que les bonnes qualités et la splendeur du Japon relèvent de la fiction. Malheureusement, les jeunes Taïwanais croient encore que le Japon est un pays merveilleusement développé. Je pense qu’il est de ma responsabilité d’informer les habitants de mon pays sur la réalité de la société japonaise et de détruire le mythe du “Japon médaille d’or” qui a été construit par les médias.
Les étudiants étrangers avaient l’habitude de se rendre dans les pays développés pour apprendre les bons côtés de ces pays et les rapporter dans leur propre pays. Bien sûr, il y a encore beaucoup à apprendre du Japon. D’un autre côté, la société japonaise est déjà malade et, à mes yeux, le Japon est un pays en déclin. A l’avenir, Taïwan pourrait suivre la même trajectoire. Afin de prévenir de tels problèmes, je pense que nous ne devrions pas apprendre aveuglément du Japon en tant que pays développé, mais plutôt apprendre de l’ascension et de la chute de la société japonaise. Il est de notre devoir, en tant qu’observateurs, d’identifier les problèmes de la société japonaise.
Alin Ho