
Sous la direction de l’une des rares femmes à la tête d’un temple, ce haut lieu spirituel réserve bien des surprises.
Les hordes de touristes qui encombrent les rues de Kyôto ignorent qu’à deux pas de l’ancienne capitale du Japon, la préfecture de Shiga abrite certains des sanctuaires et temples les plus beaux et les plus sous-estimés du Japon. Parmi ceux-ci, Ishiyama-dera se distingue pour plusieurs raisons.
Sa caractéristique la plus distinctive est que, comme son nom l’indique (ishi-yama-dera signifie “temple de la montagne de pierre”), le complexe religieux a été construit sur une falaise surplombant la rivière Seta. Sur le terrain du temple, on trouve des formations rocheuses spectaculaires, désignées comme monument naturel. Il a été fondé en 747, pendant la période Nara (710-794), par un moine nommé Rôben, le même qui a fondé le Tôdai-ji de Nara (voir Zoom Japon n°1, juin 2010). Selon la légende, lorsque le Grand Bouddha de Nara fut réalisé, il n’y avait pas assez d’or pour décorer son corps géant, alors l’empereur Shômu demanda de l’aide spirituelle à Rôben. Peu de temps après, une grande quantité d’or fut découverte, et Ishiyama-dera fut construit sur le site où le moine était venu prier.
Le temple est également largement considéré comme l’un des meilleurs endroits au Japon pour admirer les magnifiques feuilles rouges, oranges et jaunes de l’automne. Mais même si vous ne pouvez pas visiter l’endroit à cette période, ne vous inquiétez pas, car il abrite une grande variété d’espèces qui fleurissent tout au long de l’année, notamment des sakura, des pruniers et des camélias.
Outre sa nature, le temple est connu des amateurs de littérature pour avoir attiré de nombreux auteurs. Murasaki Shikibu, par exemple, y a séjourné pendant sept jours, et la légende veut qu’elle ait été inspirée pour écrire Le Dit du Genji en observant le reflet de la lune sur le lac Biwa. Le temple apparaît également dans de nombreux journaux intimes de la période Heian qui, soit dit en passant, ont tous été écrits par des femmes. De nombreuses autres figures littéraires ont visité le temple par la suite et ont fait référence à Ishiyama-dera dans leurs œuvres, du grand poète Matsuo Bashô à Shimazaki Tôson, en passant par Yosano Akiko et même Mishima Yukio (voir Zoom Japon n°105, novembre 2020).
Son entrée principale, est gardée par deux statues majestueuses de Nio. Construite grâce à un don de Minamoto no Yoritomo, le premier shôgun au pouvoir de l’histoire du Japon, elle a ensuite été largement réparée grâce à un don de Yodo-dono, une concubine de Toyotomi Hideyoshi. Pourtant, comparée à d’autres temples célèbres, c’est une porte relativement modeste qui ne donne aucune indication sur le vaste terrain qui s’étend au-delà. Cependant, une fois à l’intérieur, le temple comporte de nombreux escaliers et chemins sinueux menant à divers bâtiments, des points de vue sur la ville et la rivière en contrebas.

Le cœur d’Ishiyama-dera est le Hondô (salle principale), classé trésor national. Cette impressionnante structure en bois, reconstruite en 1096, est le plus ancien bâtiment de la préfecture de Shiga. Comme le Kiyomizu-dera à Kyôto, il est soutenu par des piliers en bois assemblés comme un échafaudage. A l’intérieur, de nombreuses statues bouddhistes, dont Kôbô Daishi, le fondateur du bouddhisme Shingon. En montant à droite du hall principal, on trouve la magnifique pagode Tahoto, également offerte par Minamoto no Yoritomo. On dit qu’il s’agit de la plus ancienne construction de ce type encore debout au Japon. Si vous continuez à monter, vous verrez le magnifique Kôdo (hall de la lumière). En descendant à gauche à partir de là, vous arriverez finalement à la statue très médiatisée de Murasaki Shikibu.
Si ce genre d’endroit était situé dans une grande ville, il serait assiégé par les touristes. Pourtant, Ishiyama-dera est surtout fréquenté par les locaux et il est si grand qu’il semble souvent presque vide. “Pour vous dire la vérité, je veux éviter le surtourisme, si possible”, déclare Washio Ryûge, prêtresse en chef du temple. “Cela dit, les temples sont des lieux qui attirent toutes sortes de personnes, et j’aimerais qu’elles viennent quand elles le souhaitent, quand elles le veulent. J’espère aussi que leur visite deviendra un souvenir précieux. C’est pourquoi je pense qu’il serait bon qu’il n’y ait pas trop de monde.”
En raison de sa fonction, Washio-san est, en un sens, la “caractéristique” la plus distinctive du temple puisque, dans le bouddhisme, les femmes sont encore une petite minorité à occuper une telle responsabilité. “Je suis née et j’ai grandi à Ishiyama-dera. Je voulais devenir moine dès mon plus jeune âge. C’est en partie parce que j’admirais mon grand-père, qui était le supérieur du temple à l’époque. Mais j’étais surtout amoureuse de toute la routine quotidienne en son sein. Chaque matin, je priais avec ma mère, joignant les mains et partageant avec Bouddha tout ce qui m’arrivait, ou je m’asseyais devant le temple et réfléchissais à tout ce qui me préoccupait. Comme je faisais cela tous les jours, alors j’ai toujours voulu vivre dans ce genre de monde”, raconte-t-elle.
Après une longue formation, elle a franchi le dernier pas décisif dans cette direction il y a trois ans, lorsque son père est décédé en décembre 2021. “A ce moment-là, ma mère et moi étions restés seules. Quand on m’a demandé à nouveau ce que je voulais faire, je n’ai pas hésité une seconde : je voulais le remplacer en tant que supérieure. Avec le recul, il est un peu surprenant que personne ne se soit opposé à ma décision, mais dès mon plus jeune âge, mon père et ma grand-mère m’avaient encouragée à le faire, et personne ne m’a jamais dit que je ne pouvais pas le faire parce que j’étais une fille. Je n’ai jamais vraiment réfléchi aux questions de genre, mais depuis que j’ai été nommée à ce poste, j’ai commencé à y être un peu plus attentive. Maintenant, je regarde autour de moi et je constate que la plupart des moines sont des hommes.”
Le bouddhisme est un monde éminemment masculin. Selon Washio-san, chaque secte bouddhiste est différente, le Jôdo Shinshû étant celle où la présence féminine est la plus forte (environ 15 %), tandis que dans sa propre secte, le Shingon, les femmes prêtres représentent environ 10 %. De plus, avoir les qualifications pour être moine et devenir effectivement prêtre en chef sont deux choses différentes. Bien qu’elle n’ait jamais été victime de discrimination en raison de son sexe, elle estime qu’il y a encore des progrès à faire. “Je pense que j’ai eu relativement de la chance à cet égard. Cependant, nos corps sont différents et il arrive que les gens ne se rendent pas compte qu’il y a des choses que seules les femmes peuvent comprendre. Lorsque les hommes et les femmes travaillent ensemble, certains problèmes surgissent et doivent être réglés. Auparavant, avant une cérémonie, tout le monde était censé se changer dans la même pièce, mais pour moi, étant la seule femme, cela ne me semblait pas correct. Ne voulant pas être une gêne, j’ai fini par me changer dans les toilettes. Aujourd’hui, cela appartient au passé”, explique-t-elle. “J’ai l’impression que les femmes ont parfois été négligées parce que nous étions vraiment peu nombreuses. Cependant, on prend de plus en plus conscience que les hommes et les femmes doivent travailler ensemble. C’est en partie dû au fait qu’il y a un nombre croissant de femmes impliquées. Comme moi, il y a de plus en plus de filles de prêtres qui veulent devenir moines bouddhistes, donc je pense que le système va probablement évoluer pour le mieux à l’avenir.”
Le travail de Washio Ryûge en tant que responsable d’Ishiyama-dera peut être divisé en deux parties : la diffusion du bouddhisme et la protection du temple. “Le matin, je prie toujours dans le hall principal. Après, cela varie en fonction du jour et des services commémoratifs que je dois officier. Je donne également des discours et des conférences à divers groupes et institutions, notamment des écoles et des jardins d’enfants. Ensuite, je réfléchis toujours à la manière de maintenir le temple en tant que lieu où chacun peut venir prier. Par exemple, si je me rends compte que l’un des chemins est difficile à monter, je dois y remédier. Enfin, il y a des questions plus importantes à prendre en compte. Le hall principal est le plus ancien bâtiment de la préfecture de Shiga, et si le sol est endommagé, il doit être réparé. Cependant, comme il s’agit d’un bien culturel et d’un trésor national, nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes ; nous devons consulter les autorités nationales et locales pour établir un plan et voir combien de temps il faudra pour terminer le travail.”
“Le temple joue un rôle important dans cette région et nous nous engageons à soutenir la communauté locale de toutes les manières possibles. De plus, comme il s’agit d’une attraction touristique, nous collaborons toujours avec d’autres personnes et institutions. Par exemple, l’histoire de Murasaki Shikibu a fait l’objet, l’an dernier, d’un feuilleton populaire (voir Zoom Japon n°140, mai 2024). Pour l’occasion, une structure commémorative a été installée dans l’enceinte du temple et nous avons dû réfléchir à divers moyens de faciliter la visite du temple. Être la supérieure d’un temple aussi grand est une grande responsabilité, mais au final, ce que j’apprécie le plus, c’est prier”, confie-t-elle.
Compte tenu de sa fonction, Washio Ryûge est constamment rappelée à son héritage historique et des traditions qu’elle est censée protéger. D’un autre côté, elle essaie d’introduire de nouvelles choses pour adapter Ishiyama-dera à l’évolution des temps. “Comme ce temple existe depuis 1 270 ans, je réfléchis beaucoup à ce qu’il faut conserver et à ce qu’il faut changer. A mon avis, le mieux est de trouver le juste équilibre entre les deux afin de transmettre au mieux nos idées et nos valeurs. Bien sûr, les événements et les cérémonies actuels sont des traditions qui se transmettent depuis des siècles et qui doivent être maintenues, mais j’aimerais les développer, donc il y aura probablement plus d’événements à l’avenir. Je ne pense pas que les gens connaissent bien ce que nous faisons. Dans le bouddhisme Shingon en particulier, les moines ont tendance à travailler seuls. S’asseoir seul et prier Bouddha est bien sûr une partie importante de notre travail, mais en même temps, nous devons aller vers les gens qui viennent prier et les impliquer davantage. Je veux faire des choses qui leur feront considérer le temple comme un lieu auquel ils appartiennent”, assure-t-elle.
G. S.