
Lorsqu’elle a pris la succession de son père, Kita Mayuko a voulu préserver la tradition plutôt que la bouleverser.
S’étendant entre le lac Biwa et la préfecture de Mie, Higashi-Ômi est une municipalité rurale dont l’économie est centrée sur l’agriculture et l’industrie légère. Elle est traversée par la Happu Kaidô, une ancienne route qui servait autrefois de raccourci pour relier la baie d’Ise au lac Biwa et au bassin d’Ômi. La brasserie Kita se trouve le long de cette route. A l’époque d’Edo (1603-1868), cette région était une ville de relais, et le bâtiment principal de la brasserie a plus de 100 ans. En 2020, Kita Shuzô, comme on l’appelle en japonais, a ainsi célébré son 200e anniversaire.
J’ai dû me lever tôt pour voir les brasseurs à l’œuvre. Quand j’arrive, vers 8 heures, le riz a déjà été cuit à la vapeur dans les cuiseurs, et la préparation du saké Biwako no Natsu commence sous la direction de Kita Mayuko. Tout d’abord, le riz cuit à la vapeur est mis dans la machine de refroidissement. Ensuite, il est transporté vers la cuve de préparation sur une plateforme à poulies.
Seule Kita-san, qui est chargée de fabriquer le kôji (un type de moisissure utilisé comme ferment dans la production de nombreux aliments et boissons traditionnels, tels que le saké, la sauce soja, le miso et le mirin), est autorisée à étaler le riz cuit à la main. Elle accomplit cette tâche en silence, en saupoudrant le kôji et en veillant à ce qu’il adhère uniformément au riz. De cette façon, la saveur profonde du kôji se répand doucement tout en transformant l’amidon du riz en sucre, tandis que la levure transforme ensuite ce sucre en alcool pour fabriquer le saké.
Mayuko est la neuvième génération de brasseurs en chef de la famille Kita. En tant que femme, elle est également une sorte de rareté. Elle a obtenu son diplôme de la faculté d’économie de la prestigieuse université Dôshisha de Kyôto en 2011 et a rejoint Mizkan Holdings Co., Ltd. Elle a quitté l’entreprise en 2015 pour travailler à plein temps dans la brasserie familiale.
Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a décidé de se lancer dans ce métier difficile et physiquement exigeant, Mayuko se remémore des souvenirs d’enfance. “Même à cet âge précoce, j’ai vu mon père discuter de la fabrication du saké avec le maître brasseur, et j’ai trouvé ça très amusant. La brasserie était pour moi un lieu sacré, différent de tout autre endroit. C’était très calme à l’intérieur, comme une église. Ce n’est pas un bâtiment brillant et propre, mais on a l’impression qu’il se passe quelque chose de spécial là-bas. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pensé qu’il était important de préserver un tel endroit”, assure-t-elle.
Elle a décidé de reprendre la brasserie alors qu’elle était encore au collège. “C’est étrange, n’est-ce pas ? J’étais trop jeune pour boire de l’alcool à l’époque, et pourtant je pensais que quelqu’un devait reprendre et protéger ce lieu sacré. Mon père ne m’a jamais demandé de reprendre la brasserie, mais il a fait tout ce qu’il pouvait pour faciliter mon intégration dans cet environnement, par exemple en m’aidant à établir de bonnes relations avec l’ancien maître brasseur (tôji) et les riziculteurs.”
Même aujourd’hui, la fabrication du saké reste un monde éminemment masculin, mais lorsque Mayuko a rejoint l’entreprise familiale, il y avait encore moins de femmes. “Il fut un temps, environ deux générations avant moi, où les gens pensaient que les femmes ne devraient même pas être autorisées à entrer dans une brasserie. Ma grand-mère, par exemple, était la présidente de l’entreprise, mais lorsqu’il s’agissait de brasser, elle se tenait à l’écart. Autrefois, c’était la norme.”
Lorsqu’elle a commencé à travailler dans la brasserie, elle a essayé de faire le même travail que les autres hommes, mais il y avait des tâches qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire. “Je devais faire quelque chose à ce sujet. Alors, au lieu de faire de la musculation, j’ai étudié les outils disponibles à l’époque et l’environnement de travail et j’ai proposé quelques innovations techniques. Par exemple, j’ai fixé des poulies à la plate-forme de chargement. J’ai également déplacé la motoba (salle de brassage) du deuxième au premier étage, etc. En d’autres termes, j’ai compris qu’en me permettant, à moi aussi, de soulever des charges lourdes, nous pouvions créer un environnement où chacun pourrait travailler confortablement, quelle que soit sa force”, témoigne-t-elle.
Quand elle a quitté son emploi pour rejoindre définitivement la brasserie à l’âge de 26 ans, on lui a d’abord demandé de créer un nouveau type de saké au “caractère féminin”. “Certaines personnes ont dit que la présence d’une jeune femme dans la brasserie était une bonne occasion d’apporter un vent nouveau à l’entreprise. Par exemple, on m’a demandé de créer quelque chose de plus glamour, alors j’ai essayé de faire un saké avec un arôme puissant et un goût sucré, mais cela ne s’accordait pas bien avec notre eau ni avec la façon dont nous avions l’habitude de faire le saké. Donc, au final, nous ne l’avons pas commercialisé”, se souvient-elle. “Pour moi, tout ce discours sur le changement et l’innovation ne sonnait pas juste. Je pense qu’il y a des choses que je peux faire et d’autres que je ne peux pas faire, et je suis revenue travailler avec ma famille juste parce que je voulais protéger notre style. Notre produit phare, appelé Kirakuchô, est tout à fait unique et je l’adore. C’est un type de saké que l’on ne peut fabriquer qu’ici, et même à ce stade précoce de ma carrière, j’avais l’impression de ne pas avoir le temps de faire de détours vers le saké fantaisie.”

Selon Mayuko, ce qui rend le Kirakuchô unique, c’est qu’il s’agit d’un “saké doux” riche en éléments contrastés. Elle le compare à une beauté pulpeuse qui réchauffe le cœur. C’est un saké propre et transparent, mais aussi avec l’umami et la douceur du riz tendre. Le goût du saké change en fonction de l’eau et la brasserie Kita a la chance de disposer d’une excellente eau de source. “L’eau par ici est vraiment bonne”, confirme-t-elle. “Nous pompons l’eau souterraine de la rivière Aichi, qui coule depuis la chaîne de montagnes Suzuka, depuis un puits sur place. Nous utilisons cette eau de source depuis l’ouverture de la brasserie et elle n’a jamais tari. Il faut beaucoup d’eau pour fabriquer du saké, mais nous obtenons toute l’eau dont nous avons besoin de cette source. L’eau est quelque chose que nous ne pouvons pas transporter en grande quantité, donc avoir une telle source à portée de main est vraiment une bénédiction pour nous.”
La qualité de l’eau de source varie considérablement en fonction du terrain. Si elle est dure, elle fermente bien et le saké qui en résulte est plus sec. De plus, les composants contenus dans l’eau ont tendance à faire ressortir la personnalité de la brasserie, l’eau est donc très importante pour la fabrication du saké. L’eau utilisée par la brasserie Kita est moyennement douce. “Beaucoup de gens qui ont goûté notre eau disent que, compte tenu de sa dureté, elle est plutôt douce et moelleuse. Nous voulons principalement produire un saké corsé, donc plutôt que d’être doux et pur, nous voulons qu’il ait un peu plus de saveur. Nous tenons à produire un saké qui ne va pas à l’encontre des caractéristiques de l’eau locale. Heureusement, de nombreuses personnes dans la préfecture de Shiga connaissent nos produits et, surtout, savent à quoi s’attendre lorsqu’elles dégustent le saké Kita”, souligne celle qui dirige d’une main de maître cette brasserie centenaire.
Gianni Simone
Des produits de qualité exceptionnelle
Depuis plusieurs années, les agriculteurs de la région font des efforts pour réduire l’usage des pesticides, notamment dans la culture du riz, le fameux riz d’Ômi, afin de lui permettre de bénéficier des bienfaits de son environnement. Bénéficiant d’une eau d’une grande pureté et d’une terre généreuse et riche, le riz peut croître dans les meilleures conditions. Le résultat est à la hauteur des attentes avec une finesse en bouche qui ne laisse personne indifférent. De la même manière, le bœuf d’Ômi (Ômigyû) possède une grande réputation au Japon, étant considéré comme une des meilleures viandes du pays. De nombreux restaurants, notamment à Ôtsu, sont spécialisés dans ce wagyû (bœuf japonais) dont la tradition remonte à plus de quatre siècles et qui se déguste sous différentes formes, allant du steak au sukiyaki.
La grande spécialité de la région est le funazushi que l’on présente souvent comme l’ancêtre du sushi. Il s’agit d’un poisson fermenté, le funa, espèce endémique du lac Biwa, qui est ainsi préparé. Pêchés au printemps, ils sont écaillés et vidés avant d’être remplis de sel jusqu’à l’été. Ensuite, on remplace le sel par du riz cuit aussi utilisé pour les recouvrir. Ils sont ensuite stockés le temps que la fermentation lactique fasse son œuvre jusqu’à l’automne. C’est le moment où l’on peut le savourer avec un bon saké produit dans la région.
Odaira Namihei