
Zoom Japon n°106, décembre 2020 / Eric Rechsteiner photo pour Zoom Japon
Gianni Simone a commencé à écrire pour le magazine en 2012. Une longue collaboration riche de moments forts.
Le 8 septembre 2012, je me suis rendu dans le centre de Tôkyô pour rencontrer le journaliste vidéo Watai Takeharu. Dans le métro, le briefing de mon patron n’arrêtait pas de me revenir en tête : “Parlez du divorce entre les Japonais et les médias” (voir Zoom Japon n°24, octobre 2012). Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la triple catastrophe de Fukushima, et le peuple japonais, bon, raisonnable et patient, s’était enfin mis en colère. Il voulait mettre fin à l’énergie nucléaire au Japon. Cependant, alors que les manifestations prenaient de l’ampleur et se multipliaient, la plupart des médias nationaux les ignoraient systématiquement. En réponse à ce black-out médiatique, un groupe de journalistes indépendants, auquel appartenait Watai, avait décidé de louer des hélicoptères pour montrer l’ampleur réelle des manifestations antinucléaires.
Je me souviens du bureau exigu où nous avons fait l’interview, et surtout du climatiseur moribond qui fonctionnait à peine. Je transpirais abondamment parce qu’il faisait une chaleur étouffante et que je ne voulais pas décevoir Claude Leblanc, mon tout nouveau rédacteur en chef. Après tout, c’était mon premier article pour Zoom Japon. Claude et moi nous sommes rencontrés sur Facebook, figurez-vous. En consultant les amis d’une autre personne, une icône colorée sur le thème du Japon a attiré mon attention. J’ai cliqué dessus, envoyé ma demande d’ami et, entre deux plaisanteries avec Claude, nous avons réalisé que je cherchais du travail et qu’il avait besoin d’un auteur basé au Japon. Ça, c’est du timing. C’est ce que signifie être au bon endroit au bon moment. Aujourd’hui, Claude, mon patron et bon ami, m’a demandé d’écrire une sorte d’article commémoratif. “Tu pourrais raconter à nos lecteurs ce que tu as appris en écrivant pour le magazine”, m’a-t-il dit. Eh bien, j’ai certainement appris beaucoup de choses au cours des 13 dernières années.
Après ce premier entretien avec Watai, j’ai commencé à m’interroger sur la relation des médias japonais avec le pouvoir politique. Treize ans plus tard, le journalisme ne s’en sort guère mieux. Au classement mondial de la liberté de la presse 2024 de Reporters sans frontières (RSF), le Japon se trouve à la 70ème place, sur 180 pays. Le Japon est le plus mauvais élève des pays du G7. Cela reflète les défis auxquels sont confrontés les journalistes au Japon. Depuis 2012 et l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste, les journalistes se plaignent d’un climat de méfiance, voire d’hostilité, à leur égard. Le système des kisha kurabu (clubs de la presse) pousse les reporters à l’autocensure et constitue une discrimination flagrante à l’égard des pigistes et des reporters étrangers.
Lorsque vous explorez la capitale, surtout à pied, la meilleure chose à faire est d’oublier les sites touristiques habituels et de plonger dans ses recoins cachés. Parfois, on a presque l’impression de voyager dans le temps, comme si l’on pénétrait dans un Tôkyô ancien et disparu depuis longtemps. Vous continuerez à tomber sur de petites usines familiales (voir Zoom Japon n°69, avril 2017) et de minuscules boutiques pleines de poussière et d’objets étranges dont la plupart des gens ne se souviennent même plus de comment les utiliser, des parcs isolés et des roji (ruelles) pittoresques pleines de plantes en pot. Alors, vous pourrez vous reposer les pieds dans un café familial. Oubliez Starbucks, juste pour une fois.
Tôkyô est la meilleure ville du monde pour boire de l’alcool, du moins selon Chris Bunting, l’auteur du Japon vu des bars (Editions Ilyfunet, collection Zoom Japon, 2014), que j’ai interviewé en 2012. Ce dernier pense que la capitale japonaise est un lieu de consommation unique par rapport à d’autres villes. “Je me rends compte que beaucoup de gens ne seront pas d’accord avec moi”, a-t-il déclaré, “mais il ne fait aucun doute qu’elle offre des richesses exceptionnelles au buveur. Les deux choses qui m’ont vraiment époustouflé, c’est l’étendue et la qualité des expériences de consommation proposées.” Alors, si vous êtes amateur d’alcool, vous savez où aller la prochaine fois.
Je ne souhaite pas m’aligner sur ces titres sensationnalistes qui attirent l’attention sur le Japon, mais il semble que les jeunes aient de plus en plus de mal à se faire des amis. C’est du moins ce que m’a dit Kudô Kei, le fondateur de Sodateage.Net’s, une organisation à but non lucratif dont la mission est de soutenir les jeunes ayant peu de compétences sociales et de leur permettre d’accéder à un emploi afin de parvenir à l’intégration sociale et à l’indépendance financière. “Il y a de leur part une réticence à s’impliquer dans de nouvelles relations”, a-t-il confié. “Il y a aussi une réticence à s’ouvrir et à se mettre au défi. On voit clairement la différence avec les étudiants étrangers d’Asie, qui sont toujours plus francs, toujours les premiers à lever la main.”
Gérer une ONG est une tâche difficile particulièrement au Japon où elles n’ont pas une longue histoire. La plupart d’entre elles ont été fondées dans les années 1980 ou plus tard, et beaucoup de personnes ne savent toujours pas ce qu’elles sont, ce qu’elles représentent ou ce qu’elles font. Lorsque j’ai interviewé Shôji Hiroka, d’Amnesty International Japon, par exemple, j’ai appris qu’ils ne comptaient que quelques milliers de membres (en comparaison, il y en a 100 000 en Australie et plus de 140 000 au Royaume-Uni, même si leurs populations totales sont bien plus petites que celle du Japon). “Le fait est que la compréhension populaire des droits de l’homme est bien inférieure à celle des autres pays. C’est pourquoi changer la politique du gouvernement japonais en matière de droits de l’homme est un véritable défi.”
Alors qu’en Occident, il est courant qu’un groupe d’amis – ou même des personnes sans lien de parenté – partagent un logement comme dans la série télévisée américaine Friends ou le film français L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch sorti en 2002, de nombreux Japonais se sont longtemps sentis mal à l’aise à l’idée de partager un espace de vie – ainsi que les tâches et responsabilités qui en découlent – avec des personnes qu’ils ne connaissaient pas. Ils préféraient simplement vivre avec leur famille jusqu’à la trentaine ou emménager dans de minuscules appartements d’une ou deux pièces. Aujourd’hui, cependant, les share houses sont devenues populaires (voir Zoom Japon n°30, mai 2013). Si vous décidez un jour de vous installer au Japon, vivre dans l’une de ces maisons serait une bonne occasion de vous faire de nouveaux amis !
Pour améliorer vos voyages en train à travers le Japon, vous devriez essayer les ekiben (bentô vendus dans les gares). Ils sont toujours très populaires parmi les fans de voyages (demandez à Claude Leblanc), les fans de train et les gourmets (voir Zoom Japon n°34, octobre 2013). Même maintenant, environ 3 000 variétés différentes sont produites à travers le Japon. La journaliste Kobayashi Shinobu m’a confié : “Le rôle des ekiben a changé. Autrefois simple indispensable des voyageurs, ils sont aujourd’hui davantage perçus comme un souvenir emblématique des régions traversées.” Elle s’y connaît bien puisqu’elle a mangé des milliers d’ekiben en parcourant le pays pendant les 30 dernières années. Elle voit l’avenir des ekiben comme une nouvelle catégorie de plats gastronomiques. “De nombreux ekiben sont composés d’une dizaine d’ingrédients ou plus et sont préparés et assaisonnés de nombreuses façons différentes. Récemment, on voit aussi de plus en plus d’ekiben exotiques, comme le déjeuner au vin de Kôshu, composé d’aliments qui se marient bien avec le vin, comme des dés de steak ou une omelette espagnole, et accompagné d’un petit verre à vin en plastique.”
Si vous voulez visiter un sento (bains publics), vous devriez vous dépêcher car ils disparaissent rapidement (voir Zoom Japon n°35, novembre 2013). A Tôkyô, ils ferment au rythme d’un toutes les deux semaines, alors que la moyenne nationale est d’un par jour. Ils étaient au nombre de 2 600 en 1968, mais il n’en reste plus que 462 (en 2022), concentrés dans les quartiers traditionnels de la classe ouvrière. A l’échelle nationale, ils sont passés de 18 000 en 1968 à 2 500 aujourd’hui.
La cuisine japonaise est l’une des meilleures au monde, mais il est de plus en plus difficile de se procurer des ingrédients de bonne qualité. C’est ce que m’a raconté Okuda Tôru, un célèbre chef qui a obtenu six étoiles Michelin. “La surpêche pendant les années de la bulle économique en est l’une des raisons”, a-t-il déclaré. “De plus, et c’est peut-être encore plus important, les zones de pêche près du Japon se sont progressivement déplacées vers le nord, en direction de la Russie. Parmi les causes, le réchauffement climatique, et puis, bien sûr, le tsunami de 2011 qui a été désastreux pour l’industrie de la pêche dans le Tôhoku. Si nous ne faisons pas quelque chose rapidement, nous risquons d’en arriver à ne plus pouvoir produire de cuisine japonaise.”
Puisque nous parlons de nourriture, une autre triste nouvelle, surtout pour les touristes qui voyagent avec un budget limité, est qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir des échantillons gratuits lors de la visite d’un depachika (le rayon alimentaire du sous-sol des grands magasins). Les vendeurs sont devenus plus prudents et les gardent désormais derrière le comptoir., pour les réserver aux clients intéressés par leurs produits. (voir Zoom Japon n°46, décembre 2014). Une fois qu’ils ont entamé une conversation et qu’ils perçoivent un réel intérêt, ils leur proposent un échantillon.
Selon le gouvernement japonais, les risques qu’un puissant tremblement de terre frappe Tôkyô au cours des 30 prochaines années sont de 70 % (voir Zoom Japon n°133, septembre 2023). Les prévisions des sismologues sont encore plus sombres, mais au-delà des données, tout le monde s’accorde à dire que la question n’est pas de savoir “si”, mais “quand”. Lors de ma visite au parc de prévention des catastrophes de Tôkyô Rinkai, on m’a conseillé de toujours avoir sur moi une lampe de poche et une bouteille d’eau. Un tremblement de terre majeur est immédiatement suivi d’une panne d’électricité massive. Par conséquent, une lampe de poche peut être très utile. Quant à l’eau, l’une des pires choses qui puisse arriver, en plus d’être blessé, est de se retrouver coincé dans un ascenseur. Considérez qu’en cas de grand séisme à Tôkyô, les ascenseurs d’environ 30 000 bâtiments vont s’arrêter automatiquement pour des raisons de sécurité. Vous passerez probablement deux ou trois jours dans l’un d’entre eux, et le fait d’avoir de l’eau avec vous augmentera considérablement vos chances d’en sortir vivant.
Les repas scolaires japonais sont souvent loués pour leur qualité, leur équilibre et leur valeur éducative. Imaginez ma surprise lorsque Yasuda Setsuko, qui dirige le Centre de recherche sur l’agriculture biologique du Japon et le centre d’information Vision 21, m’a expliqué qu’ils étaient complètement différents par le passé. “Après la guerre, le Japon a importé de nombreuses idées nouvelles des Etats-Unis. L’une d’entre elles était qu’un régime à base de pain était meilleur pour la santé. A l’époque, on disait partout que manger du riz rendait stupide (rires). Au cinéma, on voyait tous ces grands acteurs à l’air sain, et bien sûr, ils mangeaient tous du pain et de la viande et buvaient du lait. Ainsi, à la demande des Américains, le gouvernement japonais n’a fourni que du pain pendant de nombreuses années. Curieusement, ce n’est que récemment que le riz a été réintroduit dans les repas scolaires”, m’a-t-elle expliqué.
La bande dessinée japonaise s’est mondialisée et l’industrie du manga est l’une des plus importantes au monde. Cependant, elle est également réputée pour son rythme de travail éprouvant. Lorsque j’ai interviewé le dessinateur de bandes dessinées italien Igort, qui a écrit des histoires pour des éditeurs japonais, il s’est souvenu, avec un mélange de terreur et de nostalgie, du temps qu’il a passé à Tôkyô. “C’était en 1996. Je venais d’arriver d’Italie et j’étais très fatigué à cause du décalage horaire et du manque de sommeil. Au lieu de cela, mon éditeur est arrivé à mon hôtel et m’a immédiatement mis au travail : pendant deux semaines, j’ai dû créer chaque jour une histoire de 16 tableaux, dessins et textes, à livrer le lendemain matin. C’était sa façon de voir si j’étais capable de suivre leur rythme. J’ai failli abandonner et retourner en Italie”, a-t-il confié.
Je pourrais remplir bien d’autres pages comme celle-ci, mais je vais terminer ce voyage dans le passé par cette pensée. En 2012, lorsque j’ai commencé ma collaboration avec Zoom Japon, la Tōkyō Skytree venait d’être achevée. Plus haute tour en acier autoportante du monde, elle devenait le nouveau point de repère de la capitale, reléguant la tour de Tōkyō au second plan (voir Zoom Japon n°3, septembre 2010). Un an plus tôt seulement, la tour vieillissante avait subi les effets du séisme dévastateur de Tôhoku (voir Zoom Japon n°9, avril 2011). La pointe de son antenne, fortement tordue par la secousse, avait dû être démontée et réparée.
Bon, je préfère quand même cette tour orange et blanche à l’allure funky. Depuis près de 70 ans, elle est l’un des symboles de la ville, pour le meilleur ou pour le pire, et elle est là pour rester. Son entretien nécessite des soins constants. Par exemple, la peinture de la tour prend environ un an et nécessite au total 28 000 litres de peinture. Depuis que j’ai rejoint l’équipe de Zoom Japon, elle a été repeinte trois fois, la dernière fois l’année dernière, et elle est comme neuve.
Faire fonctionner Zoom Japon demande également beaucoup d’efforts et de dévouement, et au cours de ces 15 années, nous avons essuyé notre lot de coups, mais nous sommes toujours là et avons encore beaucoup d’histoires à raconter. J’espère que vous êtes aussi enthousiastes que nous à l’idée de la suite.
Gianni Simone