Avec le temps et la diversification du lectorat, les auteurs explorent de nouveaux horizons et de nouvelles disciplines.
Comme souligné dans l’article précédent, le Japon est un pays épris de base-ball. Il n’est pas seulement le sport le plus populaire, mais il domine le marché du manga depuis le milieu des années 1960. La plupart des Européens n’apprécient pas le charme du base-ball, mais ce que les fans américains et japonais aiment dans cette discipline – le facteur psychologique, le duel entre le lanceur et le batteur – constituent les éléments qui rendent le manga de base-ball si attrayant auprès des lecteurs masculins.
La suprématie du base-ball a été contestée dans la première moitié des années 1990, lorsque le football est soudainement devenu un sport à la mode avec la création de la J.League en 1992. Cela a donné lieu à la publication de nombreux mangas consacrés au ballon rond, mais l’intérêt à son égard est peu à peu tombé, permettant au base-ball de reprendre rapidement la première place. Aujourd’hui encore, il demeure de loin le sport le plus populaire au Japon (42,8 % selon une récente étude) et il n’est pas surprenant qu’il domine toujours le monde du manga sportif. Plus de 400 mangas sur le base-ball ont été publiés depuis les années 1960. En comparaison, le football est représenté par quelque 200 titres, tandis que le sumo n’en compte “que” 66 et le tennis 50. Les autres mangas de sport populaires concernent le golf et le volley-ball (environ 40 chacun).
Ensuite, il y a ces sports qui, sans avoir un public particulièrement important, se portent très bien sur le marché du manga. Le leader dans cette catégorie est la boxe. Sous la barre des 10 % dans l’enquête de popularité, elle peut néanmoins se targuer d’avoir près de 80 titres à son actif, juste derrière le base-ball et le football. Et le patinage artistique ? Il n’a pas une longue histoire au Japon, mais une cinquantaine de mangas lui ont été consacré grâce aux récentes performances des patineurs nippons sur la scène mondiale.
Un simple coup d’œil sur les données du marché nous indique quelques caractéristiques importantes du manga sportif. Tout d’abord, comme Allen Guttmann et Lee Thompson l’ont souligné dans leur livre Japanese Sport : A History (éd. University of Hawaii Press, 2001), la grande majorité des sports représentés dans les mangas sont nés en Amérique (base-ball, volley-ball, basket-ball, etc.) ou en Europe (football, golf, tennis), ce qui met en évidence la façon dont la société et la culture japonaise ont été progressivement occidentalisées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, à part le sumo, le seul sport japonais qui occupe une place de choix parmi les mangas est le judo avec 34 titres.
La deuxième caractéristique notable du manga est que presque n’importe quel sport – même le plus exotique ou le moins attractif – a une chance de devenir un sujet pour un mangaka. Nommez un sport et il est probable que quelqu’un en ait fait un manga. Et cette tendance semble être devenue encore plus forte au cours de la dernière décennie. Pour vous donner quelques exemples, Asahinagu (2011) évoque une lycéenne qui pratique le naginata. Il s’agit d’une arme qui était à l’origine utilisée par les moines guerriers, les samouraïs et les femmes guerrières pendant la période féodale. En tant qu’art martial moderne, il est certainement moins pratiqué que le judo, le karaté ou l’aïkido. Il n’empêche qu’Asahinagu est toujours en cours de publication et a même été adapté au théâtre et au cinéma avec en vedette des membres du groupe d’idols Nogizaka46. On peut aussi citer Shakunetsu kabadi [Kabaddi chauffé à blanc], une histoire à propos du… kabaddi, un sport d’équipe de contact incroyablement populaire en Inde et au Bangladesh, mais dont la plupart des gens n’ont jamais entendu parler. Pourtant, le Japon a sa propre équipe nationale, et le manga est publié depuis 2015.
Une tendance récente importante dans le manga sportif est la montée en puissance des œuvres destinées aux femmes. Le quotidien économique Nihon Keizai Shimbun a récemment mené une enquête auprès des lecteurs du magazine Shônen Jump le plus vendu et a découvert que 66,8 % des personnes qui lisent le manga de volley-ball Haikyû, les as du volley (Haikyû!!, éd. Kazé) et 58,9 % des fans de Kuroko’s Basket (Kuroko no basuke, éd. Kazé) sont des femmes. Une autre œuvre, série d’animation à l’origine avant d’être adaptée en manga, est Yûri !!! on Ice (diffusée par Crunchyroll) sur le monde du patinage artistique, et qui connaît le même engouement chez les femmes.
Les titres mentionnés ont quelques points communs : ils présentent de nombreux ikemen (beaux mecs) et leurs histoires vont au-delà de l’entraînement et des compétitions pour se plonger dans l’exploration des personnages en tant qu’êtres humains. Dans certains cas, leur itinéraire de découverte de soi réserve quelques surprises, comme la révélation de leurs véritables inclinations sexuelles. En effet, l’homosexualité est un thème que l’on retrouve dans certaines de ces œuvres, notamment dans Yûri !!! on Ice. Pour sa part, Kuroko’s Basket ne présente aucune ambiance gay, mais de nombreuses créatrices de dôjinshi (fanzine) se sont appropriées et ont développé ce côté de l’histoire.
Probablement en raison de la plus grande diversification du marché du manga et de l’évolution démographique parmi les amateurs, il semble y avoir beaucoup plus de variété parmi les mangas de sport les plus courus. Dans l’ensemble, le base-ball est peut-être toujours le numéro un, mais il doit maintenant faire face à de nombreuses autres disciplines. Par exemple, la boutique en ligne de mangas BookLive a demandé aux fans quels étaient leurs titres préférés. 3 441 lecteurs ont participé au sondage et les résultats ont été assez intéressants. En particulier, sept sports différents se sont classés parmi les dix premiers : le base-ball, le tennis et le basket avec deux œuvres chacun, puis le volley-ball, le football, les courses cyclistes et même le football américain. Haikyû, les as du volley et Kuroko’s Basket figuraient en tête de liste.
A bien des égards, les mangas sportifs semblent avoir beaucoup évolué au cours des 20 dernières années, à la fois dans la façon dont ils sont créés et appréciés. Ce qui n’a pas changé, cependant, ce sont le sens dramatique, la forte tension et les rebondissements parfois cruels qui rendent les mangas si différents des BD occidentales. Dans Hanebado! [The Badminton Play of Ayano Hanesaki], par exemple, une ancienne championne de badminton entraîne sa fille dans l’espoir qu’elle puisse suivre ses pas, mais quand la jeune fille attrape un rhume avant un tournoi scolaire important et perd son match, elle est rejetée par sa mère qui la laisse sous la garde de ses grands-parents. Sport et larmes : un duo qui ne changera jamais. J. D.