Dès son ouverture au commerce, la ville portuaire a servi de passerelle avec les cuisines du monde.
Les Japonais sont des mangeurs curieux et ont toujours accueilli à bras ouverts la nourriture étrangère. Aujourd’hui, ils alternent nonchalamment leur régime traditionnel de riz, de poisson, de cornichons et de soupe miso avec du pain, de la viande et un vaste éventail de plats venus de l’étranger. L’histoire d’amour du Japon avec la nourriture occidentale remonte à l’arrivée de Matthew Perry en 1853. Lorsque le commodore américain a invité la délégation japonaise à visiter l’un de ses navires, il a organisé une fête qui a laissé les quatre commissaires stupéfaits, ravis et très ivres. Dans Yankees in the Land of the Gods, Peter Booth Wiley raconte que “les délégués japonais ont été particulièrement impressionnés par quatre grands gâteaux portant leurs armoiries. Ce qui restait de nourriture était soigneusement emballé et rangé dans leurs kimonos.” On pourrait dire que les Américains ont gagné le cœur des Japonais grâce à leur estomac.
Entre la fin du shogunat et le début de la période Meiji, avec le nombre croissant d’étrangers dans l’Archipel et les “gros ventres” des équipages des navires arrivant à Yokohama, leurs besoins alimentaires ont fortement augmenté. Ce que les Japonais ne pouvaient pas fournir, comme la bière, la viande, le lait, le pain et les légumes, devait être produit par les étrangers eux-mêmes.
Ils ont commencé à cultiver des légumes dès les années 1860. L’un des endroits choisis était le Bluff où ils élevaient également des porcs. Plus tard, ils ont commencé à faire sécher des jambons dans le village voisin de Kashio, dans le district de Kamakura (c’est l’origine de la marque de jambon Kamakura, aujourd’hui très populaire), tandis qu’au printemps 1860, Eisler et Martindell ont ouvert la première boucherie de Yokohama. L’un des premiers plats populaires fut le gyûnabe (potée chaude au bœuf), une première version du sukiyaki à base de tofu, d’oignons de printemps et d’autres légumes. Selon certaines sources, ce plat était déjà consommé à Nagasaki dès 1854. Cependant, l’ouverture du port de Yokohama entraîna une augmentation de la demande, à tel point qu’en 1864, le shogunat approuva l’ouverture d’une ferme d’élevage dans la rue Kaigan et qu’un an plus tard, à la demande des étrangers, les autorités créèrent un abattoir à Kominato, à la périphérie de la ville.
Les premiers gyûnabe ont été servis en 1862 à Iseguma, un izakaya du quartier d’Irefunechô. La femme du propriétaire avait des doutes sur ce plat exotique, mais il a fini par la convaincre et il a rapidement séduit les classes populaires en raison de son prix relativement bas. Comme le disait un vieux slogan, les clients pouvaient “goûter à la civilisation occidentale pour le prix d’un trajet en tramway”. Aujourd’hui, la meilleure façon de déguster ce plat à l’ancienne est de se rendre à Araiya (2-17 Akebonocho, Naka-ku, Yokohama, 11h30-15h et 17h-22h), qui existe depuis 1895. Au début, afin d’atténuer la forte odeur du bœuf, la plupart des restaurants cuisaient la viande dans une soupe miso. Araiya, cependant, préférait la sauce soja sucrée, qui est restée sa marque de fabrique jusqu’à ce jour.
Si la nourriture occidentale et la viande, en particulier, étaient considérées comme un symbole de modernité et de civilisation, le riz restait l’aliment de base du Japon. Finalement, les deux ingrédients se sont rencontrés dans les années 1890 pour créer un autre plat extrêmement populaire, le gyûdon. Le nom dit tout : mettez du riz dans un grand bol (donburi en japonais) et recouvrez-le d’une généreuse portion de bœuf (gyû) et vous obtenez le gyûdon. Nous ne savons pas qui est la première personne à avoir eu une idée aussi simple mais ingénieuse, mais comme le gyûnabe, il s’est répandu comme une traînée de poudre, en particulier dans les quartiers ouvriers de Tôkyô. La première chaîne de restaurants de gyûdon au Japon, Yoshinoya, est née en 1899 et a attiré une clientèle fidèle grâce à sa devise : “Savoureux, bon marché et rapide”.
Le gyûdon est peut-être né à Tôkyô, mais la plus grande chaîne actuelle, Sukiya, est née à Yokohama. Le fondateur de Zenshô Holdings, Ogawa Kentarô, travaillait chez Yoshinoya depuis 1978, mais en 1982, il a quitté l’entreprise et a ouvert un magasin près de la gare de Namamugi, dans le quartier de Tsurumi, ciblant les travailleurs de la zone industrielle de Keihin. Il a d’abord essayé de vendre des bentô mais s’est rapidement tourné vers les gyûdon. Aujourd’hui encore, alors que les autres restaurants de gyûdon se trouvent principalement devant les gares et dans les centres-villes, Sukiya se concentre sur les magasins de banlieue situés le long des routes principales.
Bien que le siège de la société ait été transféré à Tôkyô en 2001, Sukiya conserve des liens forts avec Yokohama. Dans la mesure du possible, le magasin de banlieue typique de Sukiya arbore le même design standard, avec un mur rouge en briques et une tour d’horloge sur le toit. Le mur de briques rappelle les entrepôts de briques rouges de Yokohama, l’un des points de repère de la ville, tandis que la tour de l’horloge est similaire à celle du Yokohama Port Opening Memorial Hall. Sukiya est actuellement la plus grande chaîne de gyûdon du Japon avec 1936 restaurants dans tout le pays.
Si le gyûnabe et le gyûdon ont des origines modestes, les deux plats suivants sont nés dans l’un des hôtels les plus huppés du Japon, l’Hôtel New Grand (10 Yamashitachô, Naka-ku, Yokohama, 10h-22h). D’abord ouvert sous le nom de Yokohama Grand Hotel en 1873 sous une direction britannique, il a été gravement endommagé lors du tremblement de terre de 1923 et reconstruit en 1927. En 1930, le chef de l’hôtel était Saly Weil, né en Suisse. Un jour, il a dû improviser un plat pour un client malade et a imaginé ce qui allait devenir l’Ebi doria : du riz au beurre bouilli dans une crème de crevettes et une sauce béchamel, puis cuit au four. La création impromptue de Weil eut un tel succès qu’elle ne devint pas seulement l’une des spécialités de l’hôtel, mais fut rapidement copiée par d’autres restaurants et devint un élément de base de ce que l’on appelle le yôshoku japonais (cuisine d’inspiration occidentale). Le second plat “à l’occidentale” est né après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’armée américaine occupait le pays et que des milliers de soldats sont arrivés à Yokohama (le général McArthur lui-même a passé les trois premiers jours au Japon à l’hôtel New Grand qui avait miraculeusement survécu aux raids aériens). Le chef de l’hôtel a remarqué que de nombreux soldats américains mangeaient des spaghettis avec du ketchup et a décidé d’améliorer ce qu’il considérait comme une concoction fade et peu appétissante, pour finalement créer ce qui est aujourd’hui l’un des plats préférés des enfants japonais, le naporitan. L’Hôtel New Grand propose toujours de superbes et coûteuses versions de ces deux plats. Sinon, on peut les trouver partout dans des établissements beaucoup moins chers.
De nos jours, le pain – en particulier le pain de mie – se trouve dans tous les foyers japonais. Mais pendant la période Meiji, c’était un aliment coûteux que seules les personnes riches pouvaient se permettre. Il est intéressant de noter que la première boulangerie du Japon a été créée par un Japonais, Utsumi Heikichi, fils d’un confiseur. Vers 1860, il a appris le métier auprès du cuisinier d’un navire de guerre français et a ouvert sa propre boutique. Cependant, son pain ressemblait davantage à des boulettes ou à des manjû japonais qu’à des pains traditionnels.
L’année suivante, l’Américain George Goodman et le Portugais Jose Francisco ouvrirent la première véritable boulangerie. L’Anglais Robert Clark, qui géra la boutique de Goodman pendant un certain temps, finit par ouvrir sa propre boutique, la Yokohama Bakery, en 1865. C’est ainsi que les pains de style britannique sont devenus le type de pain le plus courant au Japon. Lorsque Clark est retourné en Grande-Bretagne en 1888, il a laissé le commerce à son assistant, Uchiki Hikotarô, qui travaillait à la boulangerie depuis son adolescence. Celui-ci a déménagé le magasin dans le quartier de Motomachi, à l’adresse (1-50 Motomachi, Naka-ku, Yokohama, 9h-19h, fermé le lundi) où il se trouve encore aujourd’hui.
Croyez-le ou non, Yokohama est aussi le lieu de naissance de la crème glacée japonaise. L’acrobate d’origine américaine Richard Risley Carlisle est arrivé au Japon en 1864. Après avoir ouvert le Royal Olympic Theater dans la colonie étrangère, il s’est essayé à différentes entreprises, dont une laiterie. En 1865, il importe de la glace de Chine et un petit troupeau de vaches de San Francisco et commence à fabriquer de la crème glacée qu’il vend dans son magasin situé dans ce qui est aujourd’hui le quartier de Yamashitachô.
L’année suivante, le remuant Carlisle quitte le Japon à la recherche de nouvelles aventures, mais les Japonais ne tardent pas à suivre son exemple. Machida Fusazo était membre de la délégation qui s’était rendue aux États-Unis en 1860 pour échanger des documents diplomatiques avec le gouvernement américain. Dégustant de la crème glacée pour la première fois, il fut si impressionné qu’il apprit à la fabriquer et ouvrit en 1869 dans le centre de Yokohama Hyomizuya, un magasin qui vendait ce qu’on appelait à l’époque aisukurin.
Dix ans plus tard, l’Américain Albert Wartles, crée la première fabrique de glace du Japon, la Japan Ice Company. Son emplacement ? A Yokohama, bien sûr, près de l’actuelle gare de Motomachi-Chûkagai. La bonne fortune de la crème glacée a finalement été relancée au début du siècle par une autre entreprise de Yokohama, Takanashi Milk Products. Les magasins pionniers de Carlisle et Machida à Yokohama ont bien sûr disparu depuis longtemps, mais près du site de la boutique de Machida, l’Association japonaise de la crème glacée a installé un monument pour commémorer l’événement : la statue d’une mère qui s’apprête à allaiter son bébé. Quant à la vraie glace, on peut la déguster à Yokohama Bashamichi Ice, situé à l’intérieur de l’un des deux centres commerciaux Akarenga (Red Brick) Warehouse (1F Red Brick Warehouse #2 Bldg. 1-1 Shinkô, Naka-ku, Yokohama, 11h-20h).
Nous ne pouvions pas terminer notre excursion dans la tradition culinaire de Yokohama sans mentionner le râmen (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012), un plat de nouilles qui est entré dans le pays au milieu du XIXe siècle par le biais des villes portuaires nouvellement ouvertes. Yokohama, en particulier, comptait une communauté chinoise croissante et les premiers établissements de chûkamen (nouilles chinoises) sont apparus dans le quartier chinois avant de se répandre progressivement dans d’autres endroits autour de Yokohama et de Tôkyô pendant la période Taishô (1912-1925). Au cours des 100 années suivantes, différentes régions ont développé leurs propres versions, du râmen au miso de Hokkaidô au tonkotsu (soupe à base d’os de porc) de Hakata. L’iekei râmen de Yokohama est une invention relativement récente. Il a été créé en 1974 par Yoshimura Minoru, un chauffeur routier qui avait acquis une vaste connaissance du râmen au cours de ses voyages dans l’Archipel. Un jour, il a eu l’idée de combiner le bouillon de porc crémeux du râmen de Hakata avec la soupe au poulet et à la sauce soja du shôyu râmen de Tôkyô. Il a ensuite ouvert son propre restaurant, Yoshimuraya, près de la gare de Shin-Sugita, dans le quartier Isogo de Yokohama. Le magasin, situé dans une zone industrielle très fréquentée, a connu un succès immédiat auprès des ouvriers et des chauffeurs routiers.
Aujourd’hui, le monde du râmen évolue rapidement et s’embourgeoise, avec l’introduction de nouveaux bouillons délicats à base de poisson et de fruits de mer destinés à des palais plus raffinés, et les iekei râmen ont tendance à être négligés, probablement en raison de leurs origines ouvrières. Il n’en reste pas moins très populaire parmi les amateurs de nouilles en bouillon, notamment parce que les clients sont libres de spécifier la dureté des nouilles, la quantité de graisse dans la soupe et l’intensité du goût. Si vous passez à Yokohama, vous devez visiter l’endroit où tout a commencé, le Yoshimuraya original, qui a déménagé en 1999 près de la sortie ouest de la gare de Yokohama (2-12-6 Minami Saiwai, Nishi-ku, Yokohama, 11h-20h, fermé le lundi). Vous ne serez pas déçu.
Si vous avez envie de vous plonger dans l’histoire des râmen, le musée qui leur est consacré à Shin-Yokohama (2-14-21 Shin-Yokohama, Kôhoku-ku, Yokohama, 11h-21h) offre de nombreuses informations et une réplique d’un vieux quartier du centre-ville datant de 1958 où vous pourrez déguster des plats de tout le pays. Vous pouvez également vous rendre au musée Cup Noodles, (2-3-4 Shinkô, Naka-ku, Yokohama, 10h-18h) dans le centre de Yokohama. Les râmen instantanés sont un type de restauration rapide extrêmement populaire au Japon, et cet endroit célèbre la vie d’Andô Momofuku, le fondateur de Nissin Foods et l’homme qui a inventé les râmen au poulet et les nouilles instantanées en 1958. Certes, le lieu de naissance du râmen au poulet est Ôsaka, mais ce musée est un autre moyen amusant de découvrir un autre aspect important de l’histoire culinaire japonaise. Il y a même un atelier où vous pouvez fabriquer vos propres nouilles.
G. S.