
Quelques traductions de l’œuvre de Michel Houellbecq dans une librairie à Tôkyô. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Des progrès importants ont été accomplis dans la traduction en France et au Japon. Mais le travail est loin d’être fini. En 1974, dans un texte intitulé Les Miroirs déformants, Etiemble montrait que la connaissance indirecte du Japon, en particulier via les Jésuites, avait contribué à faire naître une vision parfois étrange de ce pays en France. Il citait entre autres Postel pour qui, dans ses Merveilles du monde publiées en 1550, “le Japon se situant aux “antipodes” de la France, princes, juges et ecclésiastiques y font tout au revers des nôtres !”. Autrement dit, rien ne vaut les échanges directs. Ceux-ci s’institueront après la signature du Traité de paix, d’amitié et de commerce signé entre les deux pays le 9 octobre 1858. A partir de là, les rapports culturels bilatéraux vont se développer, permettant progressivement de corriger les déformations inscrites dans le temps. La traduction d’œuvres littéraires a largement contribué de part et d’autre à favoriser cette meilleure connaissance réciproque. C’est en 1878 que le premier roman français, Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, fut traduit en japonais par Kawashima Chûnosuke tandis que Léon de Rosny, le pionnier des études japonaises en France, publia sa traduction du Nihonshoki (Le Livre canonique de l’Antiquité japonaise) neuf ans plus tard. A partir de là, la traduction a donné lieu à des échanges soutenus entre les deux extrémités du continent eurasiatique, mais ils ont pris une forme presque systématiquement inversée.Le roman français au Japon a connu un âge d’or, qui a débuté dans les années 1920 et repris avec force dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux années 1970. Depuis, il a enregistré plus de bas que de hauts au point qu’en 1991, le quotidien Asahi Shimbun publia un article au titre révélateur : “La littérature française toujours dans l’impasse”…Même si le français reste la deuxième langue européenne traduite, loin derrière l’anglais cependant, plutôt que le roman, ce sont les sciences humaines et les documents qui sont traduits en priorité. En revanche, la littérature japonaise s’est peu à peu acclimatée en France avec une multiplication des traductions dans des genres qui se diversifient, touchant un lectorat de plus en plus large. Pour Philippe Forest, un travail d’intégration, d’incorporation de la littérature japonaise au même niveau que les autres littératures est en cours. Il y aurait actuellement près de 400 auteurs japonais et 1 400 titres en français. / Odaira Namihei pour Zoom Japon Dans l’introduction des romans japonais en France, on peut repérer un premier courant, au tout début du XXe siècle, où les traductions se multiplient sous l’effet de mouvements tels que l’orientalisme et le japonisme (voir Zoom Japon n°82, juillet 2018), ou l’influence de personnalités telles que Paul Claudel, les frères Goncourt, Pierre Loti ou Serge Elisséev. C’est aussi l’époque où des Japonais installés en France comme Matsuo Kuni (Kuninosuke)participent à une première diffusion de la littérature japonaise. En 1935, ce dernier publie une Histoire de la littérature japonaise des temps archaïques à 1935. Il note dans sa bibliographie en fin de volume que “nous donnons ici un choix de traductions en français, facilement accessibles au public ; il y en a encore malheureusement très peu”. Après la guerre, un deuxième courant, d’origine américaine, a pour principe directeur une présentation systématique d’auteurs, par exemple Kawabata chez Albin Michel, Tanizaki et Mishima chez Gallimard. L’impact de ces écrivains est si fort qu’il crée en France l’image durable d’une littérature japonaise violente, perverse, sophistiquée. Vers le milieu des années 1980, un troisième courant voit les genres se diversifier. Si certains éditeurs poursuivent plutôt la présentation systématique d’auteurs : Ôe Kenzaburô par Gallimard, Inoue Yasushi par Stock, Abe Kôbô par les deux maisons, Endô Shûsaku par Denoël, les éditions Philippe Picquier, créées en 1986, multiplient le nombre d’auteurs et de textes traduits, aussi bien littéraires que populaires, stimulant l’intérêt des lecteurs mais aussi la curiosité d’autres éditeurs. On voit alors les éditions Payot-Rivages se lancer dans la redécouverte de Natsume Sôseki, Le Serpent à Plumes dans la présentation de Miyazawa Kenji, et, un peu plus tard, Actes Sud, lancer Ogawa Yôko avec un succès tout particulier, qui n’a fait que se renforcer, avec plus d’une quinzaine de livres traduits, dont plusieurs font l’objet de projets d’adaptation au cinéma par des producteurs européens.La forte poussée du manga (voir Zoom Japon n°77, février 2018) est ensuite venue créer, d’abord chez les jeunes puis chez un très large public, une sorte de quatrième vague qui a un effet certain sur la vision générale de la culture et de la littérature japonaise en France. La motivation première des étudiants du japonais (certains enseignants donnent le chiffre minimum de 80 %) serait leur intérêt pour les mangas et les dessins animés… Dessins animés et mangas, dont le monde entier raffole, sont le nouveau grand vecteur de la culture japonaise vers l’étranger et c’est sans doute la première fois que le Japon, sous cette poussée qui l’étonne parfois lui-même, agit plus volontairement pour exporter sa culture et prend des initiatives qu’il avait laissées jusque-là aux “admirateurs” étrangers.Il est intéressant de voir que le développement du roman japonais en France se situe à peu près au moment où, justement, au Japon on parle de “crise du roman”. En 1989, par exemple, le critique Hasumi Shigehiko souligne dans les nouveaux romans japonais un manque de puissance créatrice pour proposer de nouvelles histoires ou de nouveaux matériaux sur lesquels faire “travailler” le roman. Pour certains intellectuels japonais, comme l’indiquait Philippe Forest dans un article d’Art Press en 2000, “la littérature serait condamnée à plus ou moins brève échéance, par le développement culturel d’une société pressée de congédier toute pensée et de promouvoir les valeurs creuses du divertissement.” Pour d’autres, moins...