Elle s’appelait Tomoji, dernier né de l’univers Taniguchi, est une magnifique histoire d’amour.
Infatigable explorateur de l’histoire de son pays, Taniguchi Jirô a, au cours de sa carrière, entraîné ses lecteurs dans le Japon de l’ère Edo avec Furari (Casterman), de l’ère Meiji avec Au temps de Botchan (Casterman), de l’ère Shôwa avec Le Journal de mon père (Casterman) et de l’actuelle ère Heisei avec Le Sauveteur (Casterman). Il lui restait à traiter une des ères les plus courtes de l’histoire moderne du Japon : Taishô (1912-1926). C’est chose faite avec Elle s’appelait Tomoji qui paraît chez Rue de Sèvres, le jeune éditeur auquel on doit l’excellent Giacomo Foscari de Yamazaki Mari.
Cette période historique est extrêmement importante, car elle marque non seulement l’ancrage du pays dans la modernité qui se traduit par l’engagement sur la voie de la démocratie, mais elle est aussi synonyme de malheur avec le grand séisme du Kantô qui ravagea la région de Tôkyô le 1er septembre 1923. Dans ce manga qui met une nouvelle fois en évidence la sensibilité du mangaka, ces thèmes sont abordés de manière plus ou moins frontale. Le sujet du Japon qui se modernise apparaît au fil des pages par petites touches, celui du tremblement de terre est concentré sur quelques pages. Pour Taniguchi, il était important de revenir sur cet épisode tragique qui fait écho au drame du 11 mars 2011. Très affecté par les conséquences du tsunami, il a très peu abordé la question si ce n’est dans Les Gardiens du Louvre (Louvre éditions-Futuropolis). L’histoire d’Uchida Tomoji lui a donné l’occasion de montrer cette “vision d’enfer”.
Réalisé à la demande d’un temple bouddhiste qui voulait rendre hommage à sa fondatrice, ce manga n’est pas une œuvre de “propagande” à la gloire d’une femme qui a finalement trouvé sa voie dans la spiritualité. L’auteur ne fait allusion à la fondation du temple Shôjushin qu’à la dernière page, préférant se concentrer sur la construction de la personnalité de l’enfant puis de l’adolescente. S’appuyant sur le scénario d’Ogihara Miwako, Taniguchi prouve une nouvelle fois qu’il dispose d’un incroyable talent pour transmettre les émotions de ces personnages qui ne sont pourtant pas animés. Leur regard, l’expression de leur visage ou encore leur façon de s’intégrer dans les décors, tout cela contribue à créer un très fort attachement à l’histoire et à ses protagonistes.
Et puis, il y a la nature omniprésente. Généreuse, parfois impitoyable, elle est le fil conducteur de ce récit. Tomoji vit à Yamanashi, à l’ouest de la capitale, une région montagneuse qui permet au spécialiste du genre de montrer encore son talent. A l’instar des héros de ce manga, le lecteur apprécie aussi de pouvoir profiter de ces paysages merveilleux de la campagne japonaise. Elle s’appelait Tomoji s’ouvre d’ailleurs sur une description physique de l’environnement naturel dans lequel va évoluer la jeune fille. Les premiers mots qu’elle prononce concernent la beauté du paysage. “Ah ! Que c’est beau !”, dit-elle les bras écartés comme si elle s’offrait à la nature. Celle-ci le lui rend bien et semble la protéger.
La présence aérienne d’un aigle dont le cri attire dans les premières pages l’attention de Tomoji et de Fumiaki qui deviendra plus tard son mari est un élément important. Il les accompagnera tout au long du récit comme pour signifier qu’il est là pour assurer leur protection. Il est utile de rappeler que dans le bouddhisme, l’aigle, converti par Bouddha, est devenu le protecteur de ses enseignements.
L’histoire de Tomoji ne se résume pas pour autant à son cheminement spirituel. Taniguchi lui ajoute une dimension amoureuse tout aussi subtile. Le rapport amoureux se construit là aussi par petites touches. Chacun de leur côté, les deux personnages de ce rapprochement amoureux vivent les mêmes événements dans des endroits différents, mais leurs réactions identiques nous amènent à comprendre que leur destin est durablement lié. C’est une belle façon d’évoquer les rapports amoureux entre deux individus que tout séparait. L’amour transcende tout. S’il faut tirer une morale de ce très beau récit, c’est peut-être celle-ci. Elle s’appelait Tomoji est en définitive une ode à l’amour au travers des liens familiaux, du rapport à la nature et de la relation entre Tomoji et Fumiaki. Et franchement, on ne s’en plaint pas du tout.
Odaira Namihei