
Wada Keiko a étudié la revue France-Japon dont elle a supervisé la réédition chez Yumani Shobô en 2011. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Wada Keiko s’est intéressée à la revue France-Japon qui fut la plus importante publication en français sur le Japon. Si le Japon a d’abord été principalement le destinataire de la culture et de la technologie françaises, son influence culturelle s’est fait sentir à la fin du XIXe siècle à travers ce que l’on a appelé le Japonisme (voir Zoom Japon n°82, juillet 2018) et s’est poursuivie au début du XXe siècle à travers plusieurs publications éditées en France. La première d’entre elles, Japon et Extrême-Orient (voir pp. 4-5), est parue en 1923. Mais le titre le plus représentatif de cette période est France-Japon, publié entre 1934 et 1940. Nous nous sommes entretenus à son sujet avec Wada Keiko qui a dirigé un ouvrage sur cette revue. Spécialiste de littérature comparée, elle enseigne à la Seisen Women’s University, à Tôkyô, a coécrit plusieurs ouvrages sur la vie et les activités des Japonais dans les pays étrangers. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à France-Japon ?Wada Keiko : Mes recherches sur les communautés japonaises à l’étranger m’ont amenée à publier une série de livres intitulée Gengo toshi [cité linguistique]. Le premier, en 1999, était consacré à Shanghai et a été suivi par des ouvrages sur Paris, Berlin, Londres, etc. Ce projet était un travail de groupe et j’ai porté une attention particulière aux magazines car je trouve qu’en regardant les périodiques réalisés par les Japonais à l’étranger, on peut comprendre comment ils vivent et ce qu’ils pensent. Lorsque je suis allée à Paris, j’ai fait des recherches préalables sur les types de magazines disponibles et je suis tombée sur France-Japon. Comment et pourquoi ce périodique a-t-il été créé ?W. K. : Le premier numéro de France-Japon date d’octobre 1934. Cette date est la clé pour comprendre pourquoi il est apparu à cette époque. En septembre 1931, il y a eu l’invasion de la Mandchourie et l’établissement de l’Etat fantoche du Mandchoukouo en 1932 (voir Zoom Japon n°120, mai 2022). Cependant, la Société des Nations (SDN) n’a pas reconnu le Mandchoukouo et a déclaré que les actions du Japon étaient scandaleuses et inacceptables. Le Japon s’est donc retiré de la SDN en 1933 pour protester contre cette résolution. Cela a conduit le Japon à l’isolement diplomatique. Pour remédier à cette situation et continuer sa promotion dans le monde, il a été décidé de créer un magazine et, environ un an plus tard, en octobre 1934, France-Japon a fait ses débuts. Parmi les personnes ayant participé à la création de France-Japon, on trouve un homme d’affaires nommé Sakamoto Naomichi. Qui était-il et quel rôle a-t-il joué ?W. K. : Il était conseiller pour la compagnie de chemin de fer de la Mandchourie du Sud (Mantetsu). Il a d’abord travaillé à Dalian et à Harbin, en Mandchourie. Puis, à partir de 1929, il a été nommé à Paris. Il devait quitter la France au bout de deux ans, mais les événements qui ont suivi l’incident de Mandchourie l’ont convaincu de rester. Inquiet de voir l’opinion publique internationale se retourner contre le Japon et de voir le pays s’isoler, il a réfléchi aux moyens d’éviter cela. En 1933, il a rejoint l’entourage de la délégation japonaise à la SDN dirigée par Matsuoka Yôsuke, l’ancien vice-président de la Mantetsu. Mais il est devenu très inquiet lorsque ce dernier a annoncé le retrait du Japon de la SDN.A ce moment-là, Sakamoto est devenu le chef du bureau européen de la Mantetsu et s’est impliqué dans des projets d’échange avec la France par le biais de l’Alliance Japon-France et la publication de France-Japon. Il a également invité Matsuo Kuninosuke (voir pp. 9-11), correspondant du quotidien Yomiuri Shimbun à Paris, avec lequel il s’était lié d’amitié lors de son séjour à Genève à l’Assemblée générale de la Société des Nations, à devenir rédacteur en chef du magazine. Sakamoto a finalement passé 11 ans en France, jusqu’en 1940. La Revue franco-nippone de Nakanishi Akimasa. Matsuo avait déjà édité une première publication appelée la Revue franco-nipponne.W. K. : C’est un magazine au nom intéressant, n’est-ce pas ? Elle est parue pour la première fois à Paris en février 1926, mais elle n’a duré que jusqu’en janvier 1930, et au cours de ces quatre années, seuls 12 numéros ont été publiés. Comme vous l’avez dit à juste titre, elle a été fondée par Matsuo Kuninosuke et un groupe de Français intéressés par la culture japonaise. Elle visait à faire connaître la littérature, la peinture et le théâtre japonais au public français, ainsi qu’à développer les relations intellectuelles entre ces deux pays. Au début, la couverture du magazine a été dessinée par le peintre Foujita Tsuguharu (voir Zoom Japon n°1, juin 2010), qui en devint le conseiller artistique. Elle fut assez bien accueillie.Cependant, le manque d’argent fut un problème récurrent, à tel point qu’au moment de la sortie du troisième numéro, les caisses étaient vides. Finalement, un homme d’affaires du nom de Nakanishi Akimasa est venu à la rescousse, et la Revue franco-nipponne a continué à paraître, mais Nakanishi a commencé à considérer le magazine comme un hobby - son projet personnel, pourrait-on dire - et a essayé d’influencer les choix éditoriaux. Je pense que c’est dommage, car le magazine avait un grand potentiel pour faire connaître la culture japonaise aux Français.Vers la fin de l’existence du magazine, on a appris que le bureau de la Mantetsu à Paris disposait de fonds et était intéressé par la création d’un magazine similaire. Matsuo a donc commencé à travailler pour France-Japon. Vous avez mentionné que Matsuoka et Sakamoto étaient tous deux des hommes de la Mantetsu. Il est également intéressant de noter que les représentants de France-Japon et de la compagnie ferroviaire à Paris partageaient le même bureau. Quel rôle cette dernière a-t-elle joué dans la gestion du magazine ?W. K. : Les deux sociétés partageaient en effet un bureau sur les Champs-Elysées, à Paris et il est vrai que lorsque nous parlons de France-Japon, la Mantetsu est toujours à l’arrière-plan, bien qu’elle ait essayé autant que possible de garder un profil bas. Après tout, le Mandchoukouo était encore un sujet brûlant et les Japonais ne voulaient pas rappeler ces événements aux gens. D’autre part, ils voulaient attirer les investissements étrangers. C’est la raison pour laquelle France-Japon a été créé. Il suffit de jeter un coup d’œil au magazine pour trouver de nombreuses publicités criant “Bienvenue en Mandchourie” et “La Mandchourie est un endroit merveilleux, veuillez vous adresser à l’Office du tourisme du Japon”. Malgré le rejet du Mandchoukouo par la Société des Nations, il existait un véritable intérêt pour cette entité, et la Mantetsu a utilisé le magazine pour y répondre. En effet, France-Japon contient de nombreux articles sur la Mandchourie et le Mandchoukouo. Peut-on dire que le magazine était à l’origine un outil de propagande de la Mantetsu ?W. K. : Je pense que oui. C’était un magazine de propagande,...