Evoquer des personnes décédées qui reviennent à la vie revient à faire de la science-fiction, mais la façon dont vous avez traité le sujet ressemble à la réalité et transforme l’histoire en un drame humain touchant. Pourquoi avez-vous choisi ce thème pour ce roman ?
Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, mon père est mort à l’âge de 36 ans. Je n’avais qu’un an à l’époque, je ne l’ai donc jamais vraiment connu, mais et peut-être à cause de cela, j’ai développé une relation très étroite avec lui, et en grandissant, sa mort m’a toujours accompagné, à tel point que j’ai commencé à croire que je mourrais moi-même au même âge. Bien sûr, c’était une supposition très irrationnelle, mais je ne pouvais pas imaginer être plus vieux que mon père. Ainsi, lorsque j’ai fini par avoir 36 ans, j’ai décidé d’écrire un roman sur la mort pour surmonter cet âge.
Puis, pendant la phase de planification de l’histoire, deux autres événements importants se sont produits : d’une part, plus de 10 000 personnes sont mortes à la suite du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars 2011 et, d’autre part, mon premier enfant est né. En un sens, la vie et la mort se sont entremêlées.
À cette époque, je me suis demandé quel était le sentiment le plus fort que les humains éprouvent à l’égard des morts, et j’ai réalisé qu’il se résumait au désir de les rencontrer et de leur parler à nouveau. Par conséquent, même si le cadre est très peu réaliste, je l’ai écrit en m’appuyant sur le désir très vif de vouloir rencontrer les défunts. En ce sens, je trouve que mon travail est en prise avec la réalité.
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Vous ne craignez pas d’exprimer votre opinion sur les questions sociales et les difficultés des gens dans la vie, mais j’ai l’impression que dans cette œuvre, vous avez plutôt écrit sur la façon dont ils font face à leur propre moi, ou peut-être « l’autre moi ». Cela est-il lié au concept de « bunjin » (« dividu », personnalité multiple) que vous avez développé ?
Dans le roman, il y a effectivement un moment où le terme « dividu » est utilisé et expliqué, mais pour moi, penser à soi-même et penser à la société sont des choses inséparables. C’est parce que, dans de nombreux cas, nous avons tendance à intérioriser les idées qui existent dans la société et à les appliquer à la façon dont nous pensons à nous-mêmes. L’un des principaux thèmes de ce roman est donc la façon dont nous devons nous percevoir. Le suicide est, après tout, un problème fondamental de la façon dont nous traitons notre propre personne. Au Japon, par exemple, lorsque les jeunes terminent leurs études et entrent dans la vie sociale, on leur demande souvent quel genre de personne ils sont et quel genre de travail ils veulent faire. Beaucoup d’entre eux feront le même travail pendant environ 40 ans, à tel point qu’ils finiront par s’identifier à leur profession. Par ailleurs, on nous dit souvent que nous devons toujours être nous-mêmes. La société est pourtant composée de nombreuses personnes différentes, et si nous voulons établir une bonne relation avec ceux qui nous entourent, nous n’avons pas d’autre choix que de devenir différents nous-mêmes en fonction des personnes avec lesquelles nous sommes. C’est ainsi qu’est né le concept de « dividu » : avoir un moi différent pour chaque situation. Malheureusement, la société a tendance à considérer que le fait d’avoir plusieurs personnalités est faux et malhonnête.
Ce concept est particulièrement important lorsqu’on envisage le suicide, qui est un autre thème que j’ai exploré dans mon roman. Pendant la période où j’ai travaillé sur cette histoire, le suicide chez les jeunes est devenu un problème majeur, et même autour de moi quelques personnes se sont données la mort. Pourquoi l’idée du « dividu » est-elle importante dans la réflexion sur le suicide ? Par exemple, je peux avoir des problèmes à l’école, mais être parfaitement heureux à la maison ou avec mes amis. Si je peux me concentrer sur mon « moi heureux », je peux échapper à l’envie de me suicider. Malheureusement, trop de gens se considèrent comme une seule personnalité indissociable, de sorte que s’ils ont des difficultés dans leur entreprise, ce problème finit par affecter toute leur vie. Il n’y a alors aucun moyen d’échapper à sa propre douleur, au point que l’on commence à penser que pour effacer cette douleur, il faut renier tout son être.
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A bien des égards, la société japonaise et la société occidentale ont des valeurs, des coutumes et des cultures de travail différentes, et même la façon dont nous voyons la vie et la mort peut être très différente. Aussi comment souhaiteriez-vous que les Français perçoivent votre histoire ?
Nous pouvons trouver à la fois de nombreuses similitudes et différences entre les Japonais et les Français. Après tout, le Japon a importé de nombreuses idées occidentales depuis le XIXe siècle. Aujourd’hui, nous vivons dans un système politique démocratique associé au système économique capitaliste. En particulier, le néolibéralisme afflige les travailleurs du monde entier, et à cet égard, la société japonaise et la société française ont beaucoup en commun. La forme réelle que prend ce problème est peut-être propre à chaque pays, mais nous partageons beaucoup de choses.
Par exemple, avant ce roman, j’ai écrit La Dernière métamorphose autour du thème des hikikomori japonais. Ce roman a été traduit en français chez Picquier. À l’époque, on disait que la question des hikikomori était propre au Japon. Récemment, cependant, il a attiré l’attention en France également. Le suicide, bien sûr, est un problème mondial. Les gens commencent à le comprendre. Je pense que les lecteurs français découvriront ces différences et auront l’occasion de faire des comparaisons.
Ce qui est intéressant, c’est que dix ans se sont écoulés depuis la première publication de ce roman et que, depuis lors, il a continué à se vendre sans interruption. En un sens, il y a maintenant plus de gens que jamais qui peuvent se connecter avec mon histoire et comprendre mon message.
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Votre roman a été adapté par la NHK. Qu’en avez-vous pensé ?
Récemment, certaines de mes œuvres ont été adaptées au cinéma. Cependant, comme les films ne durent que deux heures environ, ils doivent monter et simplifier l’histoire. Les séries télévisés, au contraire, peuvent rester plus proches du roman original. A cet égard, je pense que la NHK a fait un très bon travail. Pour être honnête, l’élément de mystère est un peu plus fort que dans l’œuvre originale, surtout dans la première moitié, mais je suppose que ce changement devait créer une attente chez les téléspectateurs.
Lorsqu’il s’agit de séries, surtout lorsqu’elles sont réalisées par des diffuseurs commerciaux, l’accent est mis sur le divertissement et les personnages ont tendance à être très stéréotypés et superficiels, mais la NHK a respecté la complexité de l’histoire et a créé un très bon scénario.
Le personnage de Saeki, joué par Abe Sadawo, est effrayant. Pourquoi avez-vous créé un tel personnage ?
Il y a plusieurs raisons, mais ce dont il parle, ce sont les vérités désagréables que la société essaie de cacher. Il existe des valeurs généralement admises auxquelles les gens sont censés adhérer. Si vous vivez selon ces valeurs, on nous dit que tout le monde sera heureux. Bien sûr, la vie réelle n’est pas aussi simple. Vouloir être heureux est un souhait que personne ne peut nier, mais si vous poursuivez ce désir, la vie peut devenir douloureuse. Le bonheur doit-il vraiment être poursuivi comme un tel objectif ? En tant que romancier, j’ai voulu me demander si c’était vraiment le cas.
Propos recueillis par Gianni Simone
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Résumé du roman Compéter les blancs (Ed. Act Sud)
Lorsqu’un homme qui n’avait pas la moindre envie de mourir finit par se suicider, qui est le véritable assassin ? C’est la question que se pose Tsuchiya Tetsuo quand il rentre chez lui et retrouve sa femme et son fils après trois ans d’absence : comme les milliers de suicidés qui viennent de ressusciter à travers tout le Japon, il voudrait reprendre sa vie là où il l’avait laissée mais, persuadé d’avoir été assassiné, il se lance à la recherche du meurtrier. Un roman subtil et décalé sur la violence de la société japonaise.