Malgré l’influence du bouddhisme, les Japonais tardent à revenir à la cuisine végétarienne qui les a longtemps caractérisés. Plat réalisé chez Millet (voir pp.20-21). / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Les Japonais reviennent tranquillement mais sûrement à des habitudes alimentaires sans produits d’origine animale. P ar nature, l’homme est un animal omnivore, et les Japonais ne font pas exception à la règle. Aujourd’hui, leur régime alimentaire va de la viande au poisson, en passant par les légumes et tous les aliments considérés comme comestibles, et toutes les chaînes de télévision regorgent d’émissions consacrées à la gastronomie, aux nouvelles tendances alimentaires et aux cours de cuisine. Toutefois, ces dernières années, la sensibilisation aux questions liées à la nourriture s’est accrue dans le monde entier. Au Japon, par exemple, la sûreté alimentaire a souvent fait la une des journaux en raison de la fraude et de conditions insalubres dans certaines usines de transformation.Il existe également un autre problème. La viande et le poisson sont certes délicieux, mais pour les manger, il faut tuer des animaux. Dans le monde entier, de plus en plus de personnes doutent de la culture alimentaire moderne et tentent d’adopter un régime végétarien ou végétalien moins nocif pour l’homme, la terre et les autres écosystèmes. Si les Japonais ont été lents à adopter cette tendance, celle-ci gagne du terrain dans la société et il est désormais plus facile de trouver des restaurants végan, du moins dans les grandes villes.La plupart des gens savent maintenant que le véganisme est un régime alimentaire qui évite tout ou partie des aliments d’origine animale (viande, fruits de mer, œufs, produits laitiers, etc.). Les gens le pratiquent pour des raisons de santé, d’éthique ou de religion. Les végétaliens vont plus loin et évitent non seulement les aliments, mais aussi les produits qui utilisent des matériaux provenant d’animaux, à moins qu’il ne soit pratiquement impossible de le faire.Bien que de nombreuses personnes aient tendance à associer ce mouvement à la prise de conscience des droits des animaux par la société post-industrielle, les premières traces du véganisme remontent au VIIe siècle avant J.-C., dans la civilisation de la vallée de l’Indus, dans le sous-continent indien, qui enseignait la tolérance et le respect de toutes les formes de vie. L’Inde est le berceau de l’idée de ne pas tuer, et des sectes prônant le véganisme existent depuis au moins 2 000 ans. Actuellement, l’hindouisme et le jaïnisme sont les religions les plus représentatives originaires de l’Inde et encouragent cette pratique alimentaire, 31 % de la population étant végétarienne. Dans la préfecture de Fukui, le temple Eihei a influencé la cuisine honzen. / Odaira Namihei pour Zoom Japon Le véganisme était également en vogue dans la Grèce et l’Égypte antiques, où les régimes végétariens avaient des vertus médicales et purificatrices. L’ordre pythagoricien, fondé par le philosophe grec Pythagore (582 av. J.-C. - 496 av. J.-C.) au VIe siècle avant J.-C., n’aimait pas la viande et ne tuait pas les animaux. Avec la christianisation de l’ancien Empire romain, cette pratique a quasiment disparu en dehors de l’Inde, mais il a été ravivé à la Renaissance et s’est répandu aux XIXe et XXe siècles. L’Oxford English Dictionary, qui fait autorité en matière de mots de la langue anglaise, mentionne déjà le mot “végétarien” en 1839 et 1842, ce qui indique clairement qu’il était déjà utilisé au Royaume-Uni à cette époque. Le 30 septembre 1847, la British Vegetarian Society a été créée. Elle a ensuite encouragé des mouvements généraux de réforme sociale, tels que l’opposition aux produits en soie et en cuir et à l’expérimentation animale. L’équivalent américain a été fondé en 1850, la société allemande en 1866 et l’Union végétarienne internationale en 1908.Au Japon, le terme anglais “vegetarian” est aujourd’hui couramment utilisé (même s’il n’est pas toujours bien compris), mais il existe également une traduction japonaise pour désigner le véganisme, “saishokushugi”. Ce terme a été introduit au milieu de la période Meiji (début des années 1890), et un mouvement social a vu le jour à la fin de la période Meiji (années 1910). Cependant, le régime végétarien faisait déjà partie de la culture japonaise ancienne.Par exemple, l’empereur Tenmu (631-686) s’est intéressé à plusieurs cultes religieux, dont le taoïsme et le shintoïsme, et a promu le bouddhisme comme religion nationale du pays. Pendant la période Nara (710-794), il établit le système de lois Ritsuryô interdisant entre autres de tuer les animaux et faisant de la consommation de viande un tabou. Plus précisément, l’empereur interdit la consommation de viande d’animaux domestiques (cheval, bétail, chien, singe, oiseau) du 1er avril au 30 septembre de chaque année. Les méthodes de chasse et de pêche furent également restreintes. A ses yeux, la période d’avril à septembre correspondait à celle de la culture du riz. La découverte d’ossements d’animaux à Kyôto prouve également que la viande de vache et de cheval était consommée dans la capitale à cette époque. Par ailleurs, les cerfs et les sangliers étaient considérés comme des nuisibles pour la culture du riz, et si leur chasse était réglementée, la consommation de leur viande n’était pas interdite. En d’autres termes, les experts s’accordent aujourd’hui à dire que l’édit de Tenmu, loin d’être une interdiction totale de manger de la viande, était plutôt un moyen de promouvoir la culture du riz afin de garantir des recettes fiscales stables.Cela dit, des lois et des règlements similaires ont été répétés au cours des périodes suivantes, et même si, à partir de la fin du XIIe siècle, le bouddhisme de Kamakura abandonne le régime végétarien strict, les Japonais ont progressivement commencé à considérer la consommation de viande comme impure et ont ostensiblement commencé à s’en éloigner. Le bouddhisme zen, introduit au Japon depuis la Chine au XIIe siècle, qui prône la discipline et l’autolimitation, a joué un rôle majeur dans cette évolution. Deux des écoles traditionnelles du zen, Sôtô et Ôbaku, ont développé leur propre cuisine végétalienne, respectivement appelée shôjin et fucha, qui n’utilise aucun ingrédient d’origine animale.Même pendant la période Edo (1603-1868), le régime alimentaire des gens ordinaires se composait de riz, de soupe miso et d’un “plat principal” qui, le plus souvent, était composé de légumes ou de céréales. Même le poisson, si souvent associé à la cuisine japonaise traditionnelle, était considéré comme un aliment précieux qui n’était servi que lors des fêtes et des célébrations, à l’exception notable des villages de pêcheurs où il était consommé quotidiennement. En d’autres termes, le régime quotidien de nombreux Japonais était plus ou moins végétarien, voire végétalien.L’ouverture forcée du Japon à l’ère Meiji (1868-1912) a conduit à l’introduction de nombreuses coutumes occidentales, et la consommation de viande s’est répandue parmi l’élite politique et culturelle qui essayait d’imiter les modes de vie, et notamment les habitudes alimentaires des européens et des américains. Néanmoins, même à la fin de l’ère Meiji, la consommation de viande était extrêmement rare au sein de la population japonaise. L’utilisation de produits d’élevage n’a en fait pas réellement décollé avant la fin de la guerre du Pacifique, principalement en raison de la politique agricole américaine qui en a limité leur exportation. Enfin, dans les années 1950 et 1960, avec l’adoption généralisée d’un régime alimentaire occidental et une croissance économique explosive qui a donné aux gens un pouvoir d’achat sans précédent, les produits à base de viande et de poisson ont fait leur entrée dans la plupart des maisons et des restaurants.Au XXIe siècle, le véganisme n’est encore adopté que par une petite minorité de personnes. Selon une étude réalisée en 2014 par le Centre des droits de l’animal, basé au Japon, les végans représentent 4,7 % de la population, tandis que les végétaliens (selon l’Association végétarienne...