Après la fin de la colonisation, l’influence japonaise est restée forte dans l’île.
Spécialiste de littérature enfantine, Yu Peiyun est également la scénariste du Fils de Taïwan (Laizi qingshui de haizi) publié en France par Kana, dans sa collection Made in. L’ouvrage en quatre volumes a été distingué, en mars 2024, par le Prix Emile Guimet de littérature asiatique. Avec le dessinateur Zhou Jian-xin (voir son interview sur notre site), elle revient sur la vie de Tsai Kunlin, un éditeur taïwanais, à travers laquelle on peut saisir à la fois l’évolution de Taïwan depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la part d’influence de la culture japonaise.
Dans Le Fils de Taïwan, vous évoquez beaucoup l’influence culturelle japonaise à Taïwan. Pouvez-vous nous expliquer comment le Japon a imposé sa propre culture pendant la période coloniale ?
Yu Peiyun : La colonisation japonaise de Taïwan s’est étalée sur 50 ans d’histoire, avec la promotion forcée de la culture japonaise après le mouvement de “japonisation” (kôminka) en 1937. Après la prise le contrôle de Taïwan en 1895, la population taïwanaise a été divisée en trois catégories principales : les naichijin (Japonais vivant à Taïwan), les hontôjin (Taïwanais d’origine Han) et les banmin (aborigènes), les premiers bénéficiant du statut social et des droits les plus élevés. Le bureau du gouverneur général a commencé par promouvoir l’enseignement du japonais, tout en adoptant une politique de respect des anciennes coutumes et habitudes de Taïwan et en permettant la coexistence des langues taïwanaise (minnan) et cantonaise (hakka) et des cultures taïwanaise et japonaise.
L’incident du pont Marco Polo en juillet 1937 et le déclenchement de la guerre sino-japonaise ont rendu nécessaire la mobilisation de la population taïwanaise pour répondre aux exigences de la guerre, et les gouvernements locaux et les organisations privées, sous l’impulsion du gouverneur général, ont lancé le mouvement “japonisation”. Ce mouvement a entraîné l’abolition des mouvements sociaux précédemment autorisés, l’assimilation spirituelle de la conscience nationale taïwanaise et l’encouragement à “améliorer” le mode de vie et la culture des Chinois Han et des aborigènes, ainsi que la promotion d’une japonisation à grande échelle et de la mobilisation en temps de guerre. Par exemple, on a encouragé l’usage du japonais au sein des familles. Si tous les membres d’une même famille parlaient japonais, ils pouvaient s’adresser au Conseil en charge de cette initiative au niveau local, et s’ils réussissaient l’examen et étaient reconnus comme une “famille parlant le japonais” (kokugo katei), ils recevaient un certificat, des médailles et une plaque à apposer sur la porte d’entrée de leur maison. Ces familles ainsi distinguées n’étaient pas seulement honorées, elles bénéficiaient également de divers traitements préférentiels. Par exemple, leurs enfants étaient admis dans les “écoles primaires” de niveau supérieur et bénéficiaient d’une priorité pour l’admission dans les écoles secondaires. En outre, leurs membres étaient prioritaires pour l’emploi dans les institutions publiques et disposaient d’un accès plus facile aux licences pour ouvrir des commerces.
Après la mise en œuvre du kôminka, l’utilisation de la langue japonaise par les Taïwanais a été fortement encouragée et l’utilisation de leurs langues d’origine a été restreinte. Le mouvement de rénovation des temples (jibyô seiri undô) s’est traduit par une conversion des lieux de culte traditionnels à Taïwan, un encouragement à suivre la religion shintoïste et à se rendre dans les sanctuaires. En parallèle, ils étaient tenus de s’incliner chaque jour en direction de la résidence de l’empereur japonais. Les citoyens ordinaires devaient saluer le drapeau japonais et chanter l’hymne national Kimigayo. En 1940, le bureau du gouverneur général a promulgué la loi sur la réforme des noms de famille, encourageant un mouvement visant à abolir le nom de famille chinois pour le remplacer par un nom japonais. Par exemple, l’ancien président taïwanais Lee Teng-hui avait changé son nom en Iwasato Masao.
A travers la vie du Tsai Kunlin, qui travaille dans une maison d’édition, il apparaît clairement que malgré la vague de “sinisation” de Taïwan après le départ des Japonais, l’influence du Japon est toujours présente. Cela s’explique-t-il uniquement par les conséquences de la colonisation ou y a-t-il d’autres raisons ?
Y. P. : Tout d’abord, cela tient au fait que le personnage principal a reçu une éducation en langue japonaise dès son plus jeune âge. En d’autres termes, toutes ses connaissances ont été acquises grâce à la langue japonaise. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le protagoniste a commencé à apprendre à écouter, parler, lire et écrire le chinois (huayu), qui était presque une seconde langue. Bien que le protagoniste ait parlé le taïwanais depuis son enfance, il y avait des différences significatives entre le taïwanais et le chinois, et le héros n’avait pas appris la langue taïwanaise écrite. Par conséquent, même après la fin de la domination coloniale japonaise, il a continué à acquérir toute une série de nouvelles connaissances par le biais de la langue japonaise.
D’autre part, cela a également un rapport avec la rébellion du peuple taïwanais contre le régime autoritaire du Kuomintang (KMT) après sa prise du pouvoir. A l’époque, de nombreuses personnes avaient le sentiment que le KMT, dont “la politique visait à reprendre le contrôle du continent” (fangong dalu), se livrait à une nouvelle colonisation de Taïwan.
Il est très intéressant de noter que les Taïwanais ont “taïwanisé” les publications japonaises. Quelles en sont les principales raisons ?
Y. P. : Il s’agit de la même dynamique. La protagoniste et les Taïwanais qui l’entourent ont lu des livres japonais et des magazines pour enfants publiés au Japon dès leur plus jeune âge. Lorsqu’ils ont commencé à éditer des publications pour enfants en chinois, ils se sont naturellement souvenus de leurs lectures antérieures comme le magazine japonais Shônen Kurabu (Shônen Club) et l’ont utilisé comme modèle.
Par ailleurs, à Taïwan, dans les années 1950 et 1960, le concept de droit d’auteur et les lois sur le droit d’auteur n’étaient pas encore développés, et les éditeurs taïwanais plagiaient parfois les mangas japonais. Cette situation est décrite dans Le Fils de Taïwan.
Dans votre livre, vous consacrez de nombreuses pages au baseball. Ce sport a été importé du Japon et semble être devenu très populaire chez les jeunes en tant que sport “alternatif” au basketball, qui était encouragé par le gouvernement du KMT.
Y. P. : J’ai de bons souvenirs de mon enfance, dans les années 1970, lorsque je regardais, pendant les vacances d’été, à la télévision les équipes taïwanaises évoluant en Shaobang (Petite ligue) et en Qingshaobang (Ligue junior) qui jouaient au niveau international à Williamsport, aux Etats-Unis. Voir ces équipes se faire un nom au niveau international était une source de grande fierté pour les enfants taïwanais de l’époque. J’avais l’habitude de jouer au baseball avec les enfants du quartier dans l’allée près de ma maison après l’école et pendant les vacances. J’avais entendu parler de la légende de l’équipe de Hongye, mais je ne savais pas qu’elle avait un rapport avec Tsai Kunlin. Ce n’est qu’après avoir fait de nombreuses recherches avant de l’interviewer que j’ai compris que la fièvre du baseball à Taïwan avait commencé avec cette équipe et qu’il en était à l’origine. L’histoire de l’équipe de Hongye est l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu raconter l’histoire de Tsai. J’ai donc consacré de nombreuses pages à décrire la fièvre du baseball de l’époque.
Bien sûr, aujourd’hui, lorsque je me souviens de la fièvre du baseball de l’époque, je trouve ridicule et triste que le sentiment d’appartenance nationale ait dépendu d’un match de Petite ligue. Cependant, cela fait partie de l’histoire de Taïwan. Elle reflète la situation réelle sous le régime du KMT, lorsque le statut international de Taïwan a commencé à vaciller.
Votre ouvrage en quatre volumes décrit le processus de transition de Taïwan vers la démocratie. A sa lecture, on se rend compte de l’influence indirecte du Japon, plus encore que celle des Etats-Unis. Comment l’expliquez-vous ?
Y. P. : Du point de vue de la démocratisation de Taïwan après la guerre, l’influence politique des Etats-Unis l’emporte bien sûr sur celle du Japon. Cependant, en ce qui concerne Le Fils de Taïwan, le personnage principal, M. Tsai, est né pendant la période coloniale japonaise, et sa vie a donc toujours été liée au Japon. C’est peut-être parce qu’il est étroitement lié au Japon dans tous les domaines, y compris la langue japonaise, la culture et les relations d’affaires, que l’influence japonaise se fait encore plus sentir à la lecture du livre.
Au cours de mes nombreuses visites à Taïwan ces dernières années, j’ai été surpris de constater la place croissante qu’occupe le Japon dans le cœur et l’esprit des Taïwanais, alors qu’il y a seulement 15 ans, les souvenirs douloureux de la colonisation dominaient. Quelle est, selon vous, la raison de cette évolution ?
Y. P. : Je pense que c’est lié au changement de partis politiques à Taïwan depuis 2000, et au fait que l’histoire taïwanaise est enseignée depuis la même époque, et que la subjectivité taïwanaise a été mise en avant. Dans mon enfance, pendant la période de la loi martiale à Taïwan (1949-1987), nous apprenions l’“histoire chinoise” à l’école et non l’histoire de Taïwan. En cours de géographie, nous apprenions des cartes de la Chine, des noms de lieux, des montagnes et des rivières, et nous ne savions pas grand-chose sur le territoire de Taïwan. Dans les cours d’histoire, nous apprenions la guerre sino-japonaise, et le Japon était considéré comme un ennemi à dix têtes. Nous ne savions même pas que Taïwan avait été bombardée de toutes parts à la fin de la Seconde Guerre mondiale et que c’était l’“armée américaine” qui avait procédé aux bombardements. En effet, à l’époque, nos manuels scolaires traitaient les forces américaines comme des “forces alliées”.
En d’autres termes, avant 2000, la vision dominante de l’histoire dans l’enseignement scolaire était celle de la Grande Chine défendue par le Kuomintang. Cela a également influencé l’idéologie de la population générale, qui s’est libérée de cette approche historique après 2000, mais aussi en raison de l’attachement originel des Taïwanais à diverses formes de la culture pop japonaise et de la diminution progressive du nombre d’“étrangers” qui ont émigré à Taïwan depuis la Chine continentale et qui ont connu la guerre avec le Japon. C’est probablement l’une des raisons.
Une personnalité comme l’ancien président Lee Teng-hui, qui était nippophile, a-t-il eu un rôle décisif dans cette évolution ?
Y. P. : Il a assurément joué un rôle important dans le processus de démocratisation de Taïwan.
En 1988, à l’âge de 65 ans, le vice-président Lee Teng-hui a été promu président de la République de Chine après le décès de Chiang Ching-kuo [fils de Tchang Kaï-chek qui dirigea Taïwan de 1949 jusqu’à sa mort en 1975] et a entamé une révolution démocratique en douceur.
Lee Teng-hui a pris très habilement le pouvoir et démantelé progressivement les positions de force du KMT. Le mouvement étudiant de mars 1990 est la première mobilisation de grande ampleur à Taïwan, et Lee Teng-hui a promis d’organiser une conférence politique nationale en réponse aux demandes des étudiants et a lancé une série de réformes démocratiques. Une série d’événements ont suivi : l’élection des délégués à la convention nationale en 1991, l’élection des députés en 1992, la réélection au suffrage direct des maires des municipalités du nord et de Kaohsiung sous contrôle direct en 1994, la première élection des chefs de province et la première élection directe d’un président en 1996.Ces réformes démocratiques ont conduit à la possibilité d’une alternance politique en 2000.
Les échanges culturels entre le Japon et Taïwan sont en augmentation. Le Fils de Taïwan a-t-il été traduit en japonais ? Si oui, comment a-t-il été accueilli au Japon ?
Y. P. : Le livre a été traduit en huit langues jusqu’à présent. Il s’agit du français, du japonais, de l’anglais, de l’arabe, de l’allemand, du coréen, de l’italien et du lituanien. L’éditeur japonais Iwanami Shoten a été le premier à en acquérir les droits. Quand les quatre volumes sont parus au Japon, une table ronde a été organisée à Tôkyô en février 2022. Les principaux journaux japonais, dont le Mainichi Shimbun, l’Asahi Shimbun, y ont dépêché des journalistes pour nous interviewer. La couverture médiatique et les critiques de livres ont été nombreuses pendant et après la publication des quatre volumes. Nous avons également reçu de nombreux messages de lecteurs sur les réseaux sociaux, qui ont reflété la bonne réception de l’ouvrage.
Lun des éditeurs d’Iwanami Shoten s’intéresse beaucoup à Taïwan, car il y a étudié le chinois pendant un an. Cependant, il ne connaissait pas la période coloniale ni l’histoire démocratique de Taïwan. Ces histoires n’étaient pas abordées en profondeur dans l’enseignement japonais et, bien qu’il ait lu quelques livres, les événements historiques étaient trop complexes pour qu’il puisse les comprendre. Ce n’est qu’après avoir lu la version chinoise du Fils de Taïwan qu’il a pu établir des liens et comprendre le contexte historique. Voilà pourquoi il a fortement insisté pour que le livre soit publié par sa maison d’édition.
En tant que spécialiste de littérature pour enfants, pouvez-vous nous dire si la littérature japonaise a une influence dans ce domaine ?
Y. P. : Les best-sellers japonais sont presque toujours traduits à Taïwan. Dans le secteur de la culture pop, l’introduction des mangas et des animes japonais va de soi. En ce qui concerne la création de mangas, les œuvres des dessinateurs taïwanais sont principalement influencées par les mangas japonais, et le style de dessin est également hérité du style des mangas japonais. Cela s’explique par le fait que les dessinateurs ont grandi en lisant des mangas japonais depuis leur plus jeune âge.
Peu d’œuvres, comme Le Fils de Taïwan, se distinguent consciemment du style des mangas japonais à la mode.
De nombreux jeunes Taïwanais voient la société japonaise comme un modèle, est-ce une bonne chose ? Qu’en pensez-vous ?
Y. P. : Avant les années 1990, un Japon fort et son industrie manufacturière représentaient des sources d’inspiration pour les jeunes Taïwanais. La culture populaire japonaise (manga, anime, séries télévisées, groupes d’idoles, etc.) constituait un paradis qu’ils pouvaient contempler. Toutefois, depuis 2000, avec la montée de la vague coréenne, la culture japonaise (à l’exception des mangas et des dessins animés) a perdu sa position dominante.
Par ailleurs, le Japon a été le premier pays occidentalisé (modernisé) à avoir “réussi” en Asie, et il est donc devenu à bien des égards un point de comparaison pour la jeunesse taïwanaise, les universitaires et le grand public lorsqu’ils doivent affronter les problèmes sociaux à Taïwan.
Propos Recueillis par Gabriel Bernard