Ses réalisations ferroviaires font rêver. Okuyama Ken évoque son travail et les projets qu’il a réalisés.
Il est impossible d’évoquer la conception de train sans mentionner Okuyama Kiyoyuki ou Ken Okuyama comme on le connaît à l’étranger. Pendant des années, il a travaillé dans le secteur automobile en tant que concepteur en chef chez General Motors, Porsche et Pininfarina où il a été responsable des marques emblématiques Ferrari et Maserati. Cependant, depuis qu’il a créé sa société Ken Okuyama Design en 2007, il a entamé une collaboration fructueuse avec la compagnie de chemin de fer JR East pour laquelle il a réalisé plusieurs trains qui circulent dans le nord-est de l’archipel, région où il a grandi.
Vous êtes très connu pour votre travail dans l’automobile. Aujourd’hui, vous vous investissez beaucoup dans les trains. Quand vous étiez enfant, avec lequel jouiez-vous le plus ?
Okuyama Kiyoyuki : A vrai dire, les deux. J’ai grandi à proximité de la gare de Yamagata, presque à l’intérieur. J’ai passé des heures à regarder manœuvrer les locomotives à vapeur. En même temps, à cette époque, c’est-à-dire dans la première moitié des années 1960, les Japonais ont commencé à pouvoir s’offrir une voiture. Dans ma famille, nous avons dû avoir la nôtre quand j’avais 5 ou 6 ans.
En tant que designer, quelle est la plus grande différence que vous ayez rencontrée entre le travail sur la voiture et celui sur le train ?
O. K. : La plus grande différence est sans doute liée au volume. D’un côté, les usines d’automobiles produisent quelque 3 000 véhicules par jour d’un certain modèle tandis que les constructeurs de trains opérant pour le groupe JR ne fabriquent que 70 à 80 rames d’une série. En conséquence, les matériaux utilisés et la technologie concernée n’ont pas grand chose à voir d’un secteur à l’autre. Par exemple, on a souvent recours aux moules dans l’automobile et la plupart des composants se trouvent assez facilement sur le marché. Dans l’univers du train, on doit souvent partir de zéro et de nombreuses pièces sont fabriquées à la main. C’est gérable lorsqu’on n’a qu’un seul prototype à faire, mais quand il faut le répéter 70 fois, ça devient problématique. En dehors de cet aspect technique, j’aborde chaque projet de la même façon. En d’autres termes, j’ai toujours à l’esprit l’individu qu’il soit dans un train, une voiture ou qu’il utilise une paire de lunettes. J’utilise mon imagination pour me mettre à la place des usagers et tenter de deviner leurs attentes, leurs désirs ou leurs souhaits, surtout leurs futurs besoins. Quand on commence un projet, on doit se demander comment sera le marché dans cinq ans.
Ce n’est pas évident…
O. K. : En effet. Il arrive souvent que les commanditaires du projet ne soient pas d’accord avec nos idées. (rires) Notre travail consiste aussi à convaincre ces personnes de nous suivre. Pour cela, nous devons créer une histoire, parfois un univers complet autour du produit lui-même.
Puisque vous évoquez les commanditaires, vous travaillez souvent avec JR East. Comment cela se passe-t-il ?
O. K. : Cela a commencé il y a quelques années quand nous avons remporté consécutivement les contrats pour les nouveaux shinkansen Akita Komachi et Hokuriku. Ces deux succès nous ont permis de nouer une relation privilégiée avec JR East. En général, au Japon, tout est décidé en comité. Ce n’est pas un système très efficace. Chacun tente de fuir les responsabilités et la plupart du temps, cela crée pas mal de confusion. C’est quand même mieux d’avoir un seul interlocuteur qui vient avec de bonnes idées et qui dispose de l’autorité pour les appliquer. Mon travail consiste à rencontrer des clients, à écouter leurs idées et leurs motivations avant d’utiliser toutes les pièces du puzzle pour élaborer un projet. Il arrive souvent qu’ils n’aient pas une idée très claire de ce qu’ils veulent vraiment. Je dois donc arriver à faire émerger ce qui se cache dans leur tête. C’est un des aspects de mon travail que j’apprécie particulièrement.
Vous venez de parler des shinkansen, des trains qui allient vitesse et commodité. Vous travaillez aussi beaucoup sur les “trains spéciaux”. J’aimerais bien avoir votre opinion sur cette vague de trains de luxe que le Japon connaît actuellement.
O. K. : J’aimerais dresser une comparaison avec les chevaux. Il y a bien longtemps, ils étaient nos seuls moyens de locomotion. Et puis avec l’avènement de moyens de transport plus commodes, plus rapides comme les trains, les voitures ou les avions, les chevaux ont été relégués au rang de loisirs et de sports. Le même phénomène commence à toucher les trains et les voitures. Aujourd’hui il est plus rapide et moins cher de prendre l’avion pour se rendre quelque part, mais en prenant le train, vous voulez profiter des paysages, de la bonne nourriture en famille. Cette tendance a favorisé l’émergence et le succès de ces “trains spéciaux” où le voyage – c’est-à-dire le temps passé dans le train – constitue l’élément central. L’autre point important concerne la destination que nous choisissons. De plus en plus de gens veulent sortir des sentiers battus et explorer des régions où ils ne sont jamais allés comme Iwate, au nord-est du Japon.
Le SL Ginga est sans doute le train le plus célèbre que vous ayez créé. Racontez-nous comment vous avez travaillé sur ce projet de locomotive à vapeur.
O. K. : C’est le premier projet de ce type auquel j’ai participé. Nous l’avons axé autour de deux thèmes. Le premier est la locomotive à vapeur qui apparaît dans la nouvelle de Miyazawa Kenji Train de nuit dans la voie lactée qui est l’une des œuvres les plus connues et les plus appréciées de la littérature japonaise. Je l’avais lue quand j’étais enfant et à l’époque je l’avais trouvée très facile à comprendre. En m’y replongeant pour ce projet, j’y ai découvert plein de choses que je n’avais pas remarquées auparavant. C’est un ouvrage très complexe avec de nombreux textes cachés dedans. Le texte a été écrit à la fin des années 1920 et nous voulions recréer une atmosphère un peu rétro. Malheureusement, le train ne comporte pas de wagon-restaurant et donc nous n’avons pas pu y ajouter un bar qui aurait directement été inspiré par Miyazawa Kenji. Nous voulions aussi ajouter quelque chose susceptible de surprendre les voyageurs. D’où la présence du planétarium. En ce sens, voyager en train s’apparente à la visite d’un parc d’attractions comme Disneyland. Le second thème de ce train est la préfecture d’Iwate. Le voyage dure un peu plus de 4 heures et se déroule dans un décor naturel magnifique. Mais comme le dernier tronçon entre Hanamaki et Kamaishi est assez raide, nous avons ajouté un moteur diesel à la locomotive pour qu’elle puisse surmonter sans problème cette difficulté lors du trajet retour. En d’autres termes, il s’agit d’un train hybride.
J’imagine que ce train est un joli coup de pouce pour cette région.
O. K. : Bien sûr. Comme vous le savez, la préfecture d’Iwate a été durement frappée par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011. La population est donc ravie de voir que le train SL Ginga est en mesure d’attirer des touristes de tout le Japon. Il est tellement populaire qu’il faut attendre 6 mois avant d’avoir une place.
Cet été, le shinkansen Toreiyu va entrer en service. C’est un autre projet original avec une touche vraiment japonaise. Une des voitures sera équipée de deux bains d’eau chaude pour des bains de pieds tandis qu’une autre aura des tatamis et des tables basses. Comment vous est venue cette idée ?
O. K. : En général, nous commençons un projet avec quelques idées que nous complétons après des sessions de travail et de réflexion. L’idée d’installer des bains d’eau chaude n’est pas nouvelle, mais jusqu’à présent la plupart des gens pensaient que c’était impossible à réaliser. Cependant, grâce à notre savoir-faire technique, nous avons été en mesure de régler tous les problèmes. L’eau est à température constante et il n’y a aucun danger que l’eau déborde même en cas de freinage brutal. Notre travail consiste à faire attention à tous ces détails. Quand vous êtes trop proche de quelque chose, on a tendance à ne voir qu’une partie des problèmes. Nous avions la chance de pouvoir observer les choses avec une plus grande distance, ce qui nous a permis d’offrir une vision nouvelle et une approche originale de cette question.
Je sais que vous travaillez déjà sur un nouveau projet.
O. K. : En effet. Il s’agit d’un “train croisière de luxe” pour le compte de JR East. Il devrait entrer en service au printemps 2016. Même s’il comportera 10 voitures, ce train n’embarquera que 35 passagers. Il offrira donc une expérience vraiment unique. Ce sera un voyage de trois jours comparable à une croisière en bateau classique. Le voyage sera coûteux. Il faudra débourser entre 4 300 et 5 100 euros par personne. Notre objectif est de faire mieux que le fameux Nanatsuboshi à Kyûshû pour offrir une expérience vraiment exceptionnelle. Chaque cabine ressemblera à une suite avec une salle de bain privative. Cela dit, on ne peut pas rivaliser avec une auberge traditionnelle (ryokan). Voilà pourquoi nous devons trouver une idée nouvelle. Mon idée est de construire un train plus haut que la normale avec une hauteur sous plafond de 4 mètres.
Qu’appréciez-vous le plus dans votre travail autour du train ?
O. K. : J’adore voir la réaction des enfants. Quand un nouveau train entre en service, je me rends à la gare pour observer tous ces enfants avec leurs mères qui prennent des photos. Je peux ainsi observer leurs visages extatiques. C’est quelque chose que je n’avais jamais pu expérimenter quand je travaillais chez Ferrari.
Propos recueillis par Jean Derome