A l’occasion de la sortie en France de L’Île de Giovanni, son réalisateur s’est confié à Zoom Japon.
Les films d’animation japonais ont bâti en grande partie leur réputation autour de la science-fiction et autres fantaisy. Mais ils ont aussi une longue tradition de sujets portant sur des drames humains. L’un des meilleurs exemples de ce type de production est la très récente œuvre signée Nishikubo Mizuho. Ce proche collaborateur d’Oshii Mamoru dont il a longtemps était le directeur de l’animation est déjà célèbre pour ses films Atagoal wa neko no mori [Atagoal, la forêt des chats, 2006] ou encore Miyamoto Musashi : Sôken ni haseru yume [Musashi : le rêve du dernier samourai, 2009]. L’Île de Giovanni (Giovanni no shima, 2014) raconte l’histoire de Junpei, un garçon de 10 ans, et de sa famille qui vivent sur la petite île de Shikotan, au nord-est de Hokkaidô. Leur quotidien plutôt tranquille va être bouleversé par l’arrivée des soldats soviétiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale qui vont finir par les déporter. Nous avons rencontré le réalisateur dans les locaux de la production I.G situés dans la banlieue ouest de Tôkyô.
L’histoire est inspirée de faits réels, n’est-ce pas ?
Nishikubo Mizuho : A peu près la moitié de L’Île de Giovanni est fondée sur l’histoire de Tokuno Hiroshi qui a vécu sur l’île de Shikotan jusqu’en 1947. Nous avons ajouté des éléments de fiction dans la seconde partie du film.
Combien de temps a-t-il fallu pour mener le projet à terme ?
N. M. : La réalisation du film proprement dit a pris trois ans, mais si l’on doit remonter au moment où il a été initié, cela fait bien une dizaine d’années. A cette époque, le scénariste Sugita Shigemichi a été contacté par un jeune Américain David Wolman qui travaillait alors sur la question des îles Kouriles. Ce dernier lui a montré toute une collection de témoignages de personnes ayant vécu sur l’île de Shikotan sous occupation soviétique. Sugita a rencontré de nombreuses personnes, mais c’est M. Tokuno qui avait le plus de choses à raconter. Son histoire était parfaite pour un film en raison de la présence de plusieurs éléments dramatiques. Cela dit, nous avons aussi utilisé des témoignages d’autres personnes pour construire le scénario du film.
C’est un sujet que peu de Japonais connaissent vraiment ?
N. M. : En effet. Même moi j’ignorais les événements qui se sont déroulés à Shikotan et dans les autres îles que l’on présente toujours au Japon sous le nom de Territoires du nord. Je ne savais rien des rapports tissés entre les Japonais et les Soviétiques. Et pourtant, je suis quelqu’un féru d’Histoire.
Puisque nous abordons le thème de l’histoire, il y a quelques années, vous avez réalisé un autre film historique concernant le célèbre Miyamoto Musashi que tous les Japonais connaissent. Je voulais savoir si vous aviez choisi à dessein d’aborder cette fois un sujet méconnu.
N. M. : A vrai dire, après la sortie du film sur Miyamoto, j’avais le désir de faire un film sur la période et plus particulièrement sur le maître des estampes Hokusai. Malheureusement, le projet n’a pas pu voir le jour. Etant, comme je vous le disais, un grand amateur d’Histoire, la possibilité de m’attaquer à ce sujet dont je ne savais pas grand chose m’a permis d’apprendre beaucoup. Cela dit, le film sur Miyamoto et L’Île de Giovanni ont des points communs. Dans les deux cas, j’ai mélangé l’Histoire avec de la fiction. Il y a une base réaliste dans mon dernier film, mais la présence du livre de Miyazawa Kenji apporte une touche fantastique dans le récit.
Pourquoi avez-vous justement décidé d’avoir recours dans votre film à Train de nuit dans la voie lactée, la fameuse nouvelle de Miyazawa Kenji ?
N. M. : C’est en fait une autre idée originale de Sugita Shigemichi. Pour être tout à fait honnête, je dois reconnaître qu’au début je pensais que le recours à cette nouvelle risquait de compromettre le réalisme de l’histoire. Mais j’ai rapidement changé d’avis. Le principal thème de cette nouvelle porte sur “ce qui est le vrai bonheur”. Je me suis rendu compte que je pourrai mettre à profit l’œuvre de Miyazawa Kenji pour exprimer les émotions des personnages d’une façon originale et ajoutant de l’épaisseur à l’histoire. A la fin du film, j’ai même donné un peu plus d’importance au Train de nuit dans la voie lactée que ce qui était prévu initialement.
Récemment le terme kizuna (lien entre individu) est devenu très populaire dans l’archipel, notamment depuis le séisme du 11 mars 2011. Les politiciens en abusent. Pourtant, j’ai l’impression que ce mot permet de bien comprendre l’histoire. Qu’en pensez-vous ?
N. M. : Je ne sais pas… En tout cas, je n’avais pas ça en tête quand j’ai commencé à travailler sur ce projet. Et puis, l’amitié qui se crée entre les enfants japonais et soviétiques est directement inspirée du récit de M. Tokuno. Néanmoins il est vrai que l’histoire prend un tour qui permet de tisser des liens capables de résister à l’usure du temps. Le fait que cela n’a pas été pensé à l’entame du projet ne réduit en aucun cas la force du message.
Y a-t-il une scène dont vous êtes le plus fier ?
N. M. : J’aime particulièrement le passage où Junpei décrit, impuissant, la situation de son père en utilisant un passage de la nouvelle de Miyazawa Kenji. Les images, la musique et les mots de Miyazawa se marient parfaitement. Ces derniers ont une force poétique qui défient l’entendement facile y compris pour un Japonais. Aussi, une fois le film achevé, j’ai été vraiment heureux du résultat sur cette scène en particulier.
Vous êtes un vétéran du film d’animation. Comment s’inscrit L’Île de Giovanni par rapport à vos œuvres précédentes ?
N. M. : Avant tout, le sujet est plus sérieux que ceux que j’ai pu aborder par le passé. Je voulais également donner plus de place à la musique que précédemment. Le film utilise des chansons traditionnelles russes et japonaises. Ça n’a pas été facile de s’assurer les droits des chansons russes, mais je voulais de l’authentique. Il n’était pas question d’utiliser autre chose que les titres originaux.
Dans la réalisation du film sur Miyamoto vous avez été confronté à plusieurs défis techniques. Avez-vous rencontré le même genre de problèmes avec L’Île de Giovanni ?
N. M. : Je pense que la chose la plus délicate a été de reproduire fidèlement les vêtements, les armes soviétiques. Je voulais à tout prix éviter des erreurs. Malgré la consultation de nombreux documents d’époque et d’un universitaire russe, il restait de nombreux points à éclaircir. Nous ne savions pas comment les soldats de l’Armée rouge célébraient le Nouvel An ou comment les enfants soviétiques pouvaient réagir en de pareilles circonstances. Nous avons posé des tas de questions aux Russes qui nous ont accompagnés dans ce projet. Lorsque nous nous sommes rendus à Moscou pour les enregistrements, nous en avons profité, mais chacun avait une version différente. (rires) Mais je suis heureux de constater que les Russes qui ont vu le film ont salué son exactitude. On peut dire que nous avons fait du bon boulot.
Cela a-t-il été difficile de travailler avec les enfants sur les voix des personnages ?
N. M. : Oh que oui. D’autant plus que les enfants que nous avons choisis faisaient ce genre de travail pour la première fois. Mais pour moi, c’est toujours un peu bizarre de faire appel à des adultes pour qu’ils interprètent des voix d’enfants. Je voulais que cela soit le plus naturel possible. J’ai confié la lourde tâche d’entraîner les enfants à Sugita Shigemichi à franchir cette étape. Il avait déjà travaillé avec des enfants dans des projets passés. Il était de loin le mieux placé pour accomplir ce travail délicat. Il a passé près de deux mois à répéter et c’est de loin le texte de Miyazawa qui s’est révélé le plus difficile à réaliser. Mais je crois qu’il a réussi sa mission avec brio. Je suis extrêmement satisfait de la performance des enfants, y compris celle de Polina Ilioushenko, la voix de Tania, qui était la seule à avoir une expérience professionnelle en la matière.
Production I. G est un précurseur dans l’utilisation des techniques d’animation numérique. Pourtant ce film a été réalisé à la main. Pourquoi ?
N. M. : L’Île de Giovanni est, à la base, un long retour en arrière. Il montre des choses de la manière dont les protagonistes se souviennent, c’est-à-dire de façon simplifiée. Aussi nous voulions conserver un graphisme simple et surtout donner un côté un peu ancien à l’ensemble de l’histoire pour qu’elle conserve son caractère naturel. Bien évidemment, les dessins ont été numérisés, mais nous avons décidé de limiter les effets numériques. Au début, je me demandais si cela fonctionnerait sur grand écran. Mais le résultat a prouvé que nous avons eu raison.
Comment croyez-vous que les spectateurs à l’étranger vont réagir à ce film ?
N. M. : Mon objectif était de réaliser un drame humain ayant une dimension universelle et sans aucune arrière-pensée politique. Depuis des années, les Territoires du nord sont l’objet d’un différend diplomatique entre le Japon et la Russie, mais dès le départ j’ai expliqué que je voulais permettre au spectateur de sentir ce que pouvait produire le fait d’être emporté dans des événements qui vous dépassent et sur lesquels vous n’avez aucune prise. Je voulais montrer la confusion et le malaise des insulaires, leur lent rapprochement avec les Soviétiques et aussi leur vie dans les camps d’internement. D’ailleurs à aucun moment, je n’utilise le terme Japon dans le film et je ne mets pas non plus en évidence une carte de mon pays. Voilà pourquoi j’espère que les gens aborderont l’histoire sans préjugés et profiteront de ce film pour ce qu’il est.
Si vous en avez la possibilité, souhaitez-vous aborder à l’avenir un autre sujet en rapport avec l’Histoire ?
N. M. : Comme je vous le disais précédemment, à l’issue du projet sur Miyamoto, j’avais souhaité réaliser un film sur Hokusai. C’est un personnage intéressant qui a continué à produire des estampes jusqu’à sa mort à l’âge de 88 ans. Pouvoir produire un film reprenant le style des estampes serait un défi que je me verrais bien relever. Malheureusement, ce type de projet est extrêmement difficile à mener. En ce sens, je me sens chanceux d’avoir pu, au travers du projet de L’Île de Giovanni, réaliser un film qui tranche avec ce qui se fait habituellement dans le domaine de l’animation.
Propos recueillis par Jean Derome
CRITIQUE : Cap sur un chef-d’œuvre
La guerre provoque bien des drames. Les enfants sont souvent les principales victimes de ces événements qui les dépassent. L’Île de Giovanni aborde cette question de façon subtile, en s’appuyant notamment sur l’œuvre magnifique et poétique de Miyazawa Kenji, auteur reconnu dans l’archipel. Le destin de Junpei et son frère Kanta est particulièrement bouleversant. Il aurait pu se passer dans n’importe quel pays en guerre. Les promoteurs du projet ont choisi de s’intéresser à un aspect de l’Histoire peu connue des spectateurs japonais et étrangers. Celle de ces îles occupées à la fin de la guerre par les Soviétiques et des rapports qui vont se nouer entre les différents protagonistes avec des développements inattendus. Au final, le traîtement du sujet est équilibré, offrant un grand film qui plaira à un large public. Un grand coup de chapeau.