Propriétaire de deux restaurants étoilés à Tôkyô, le chef japonais s’installe à Paris pour apporter le meilleur de sa cuisine.
Selon le très respecté Guide Michelin, Tôkyô domine le monde culinaire. Okuda Tôru en est la meilleure illustration avec 5 étoiles à son actif. Non content de diriger le Kojyû et ses 3 étoiles et le Ginza Okuda qui en possède deux, le chef de 44 ans a décidé d’ouvrir un restaurant à Paris à deux pas des Champs Elysées.
Qu’est-ce qui vous a décidé à ouvrir un restaurant à l’étranger ?
Okuda Tôru : Il y a deux raisons. La première est liée au fait que la cuisine japonaise (washoku) gagne en popularité à l’étranger, mais qu’il n’est pas facile d’y trouver une nourriture japonaise digne de ce nom. Cela ne signifie pas que je suis opposé aux chefs étrangers qui l’exécutent. Après tout, il y a bien d’excellents cuisiniers japonais qui font de l’excellente cuisine française ou italienne. Le problème, c’est que la plupart des plats proposé dans les restaurants japonais à l’étranger sont d’un faible niveau. En ouvrant cet établissement à Paris, je veux offrir au public une vraie cuisine japonaise préparée par une équipe japonaise expérimentée et servie dans un cadre authentiquement japonais. La deuxième raison a trait à la situation de la cuisine japonaise au Japon qui n’est pas très réjouissante malgré la popularité qu’elle rencontre à l’étranger. Par exemple, bon nombre de Japonais prennent du café et des tartines au petit-déjeuner et se contentent le soir d’un repas rapide à l’occidentale ou à la chinoise. Il est plus facile de préparer un bol de râmen ou une assiette de pâtes. Les choses ont beaucoup changé. Les jeunes n’apprennent plus à cuisiner auprès de leur mère. Un autre problème lié à ce que je viens de décrire, c’est la pénurie de cuisiniers. Actuellement à peine 10 % des apprentis font des écoles spécialisées en cuisine japonaise. Les autres veulent devenir chef pâtissier ou travailler dans un restaurant français ou italien. Ceux qui optent pour la cuisine japonaise font face à une situation plutôt sombre. Les clients ne veulent pas dépenser plus de 5 000 yens (37 euros) par repas. Dans ces conditions, il n’est pas facile d’être optimiste.
Ouvert depuis le 26 septembre, Okuda est la table japonaise dont on parle le plus en ce moment. Mais ses prix (180€ le midi, 250€ le soir) sont à la hauteur de sa réputation. 7, rue de la Trémoille, 75008 Paris
Pourquoi avez-vous choisi Paris ?
O. T. : C’est la ville que les Japonais respectent le plus pour sa cuisine et sa culture. Exporter la cuisine japonaise en Asie aurait été trop facile, car c’est une région très proche du Japon. New York n’aurait pas eu le même impact, car les Américains sont connus pour ne pas être de fins gastronomes. Paris, c’est différent. C’est comme un ultime défi. Une autre raison qui a motivé mon choix est liée au fait que le kaiseki (cuisine traditionnelle japonaise) a récemment influencé la cuisine française d’avant-garde. J’ai donc pensé que les Français étaient prêts à goûter l’authentique kaiseki que l’on ne rencontre aujourd’hui qu’au Japon.
Quel est le plus grand problème rencontré pour exporter votre cuisine ?
O. T. : Se procurer de bons ingrédients est un vrai casse-tête. On peut manger de la bonne cuisine française, italienne ou chinoise un peu partout. Ce n’est pas le cas de la cuisine japonaise, car il est très difficile de trouver les mêmes ingrédients que ceux utilisés au Japon. C’est particulièrement vrai pour la cuisine kaiseki qui s’appuie sur de subtiles saveurs qui varient selon les saisons. C’est pourquoi les ingrédients doivent être frais et de saison. La France dispose aussi de règles très strictes en matière d’importation de nourriture. Néanmoins, on commence à trouver facilement certains produits japonais comme la sauce de soja ou le miso (pâte de soja fermenté). On peut aussi se procurer certains légumes japonais grâce au nantais Olivier Durand et la viande est livrée par le fameux boucher Hugo Desnoyer. Le principal problème concerne les produits de la mer, en particulier en France où l’on privilégie la viande au poisson. Les seules options ici sont la sole et le homard.
Comment pensez-vous régler ce problème ?
O. T. : L’année prochaine, je compte ouvrir une poissonnerie pour traîter le poisson à la japonaise. En France, dès que le poisson est pêché, il est congelé. Au Japon, on privilégie la technique de l’ikejime qui consiste à placer le poisson vivant dans un réservoir de façon à le garder vivant jusqu’à sa préparation. Il arrive aussi que l’on retire le sang du poisson pour conserver sa fraîcheur. Combien de fois ai-je mangé du poisson dans des restaurants français en me disant qu’il aurait été bien meilleur s’il avait été conservé selon la méthode japonaise.
Pensez-vous que votre approche va contribuer à changer la façon d’aborder la cuisine ?
O. T. : J’espère que oui. Une fois que quelqu’un a goûté notre poisson, il comprend qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter du beurre ou d’autres condiments. Cela commencera par Paris, puis la France, l’Europe et l’Amérique. Ce sera une révolution. Mais il faut que le gouvernement japonais négocie avec la France pour que certaines restrictions sur les importations de nourriture soient levées. Si j’arrive à trouver le moyen d’ouvrir une brèche, je pense que nous pourrons progressivement améliorer les choses.
Propos recueillis par Gianni Simone