Alors que les relations entre la Chine et son voisin nippon n’ont jamais été aussi mauvaises, un éditeur chinois tente de briser la glace.
Jeune rédacteur en chef du magazine chinois Zhiri (Connaître le Japon), Su Jing a commencé à s’intéresser à l’archipel en dévorant les romans de Murakami Haruki. Né en 1981 au sein d’une famille de modestes commerçants d’une petite ville de la province du Hunan, dans le sud de la Chine, il étudie d’abord la linguistique à Pékin avant de commencer un mastère de cinéma. Su se passionne pour les réalisateurs japonais ainsi que pour l’allemand Wim Wenders, lui-même influencé par Ozu Yasujirô.
Il commence à travailler en 2007 dans l’édition. Rapidement, sa carrière décolle et il devient responsable de collection chez Motie, l’un des plus gros éditeurs privés en Chine. C’est au sein de cette entreprise qu’il lance Zhiri début 2011. Au moment où il devient indépendant l’an dernier, des manifestations antijaponaises éclatent en Chine, suite au rachat par le gouvernement japonais de plusieurs des îles Senkaku, dont Pékin revendique la souveraineté sous le nom de Diaoyu. Mais les ventes de Zhiri, portées par l’intérêt des jeunes Chinois pour la culture japonaise, n’ont pas souffert de ce conflit.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au Japon ?
Su Jing : C’est la lecture de Murakami Haruki qui a été déterminante, ça a été comme une clé. J’ai trouvé dans ses romans une forme de consolation. J’arrivai d’une petite ville, où j’étais parmi les meilleurs et suis arrivé à Pékin, dans la grande métropole, où ce n’était plus le cas. Dans les romans de Murakami, les personnages principaux n’ont en général pas beaucoup de relations sociales, et la plupart du temps, ils résolvent eux-mêmes tous leurs problèmes. Ils sont plutôt introvertis, n’ont pas l’impression de réussir dans la vie ni la volonté de se battre. Beaucoup travaillent un moment, puis démissionnent. Une fois qu’ils ont dépensé leur argent, ils trouvent un autre travail. Ce genre d’attitude est très occidental. En Chine, la plupart des membres de la génération née dans les années 1980, ne sont pas comme ça. Mais cette attitude existe chez les Chinois nés dans les années 1990, à laquelle appartiennent les sept ou huit employés qui travaillent dans mon magazine. Ils ont davantage le goût de l’aventure, sont plus détendus aussi. Après leur diplôme, les jeunes prennent souvent du temps, par exemple pour voyager, avant de commencer à travailler.
Je pense que les romans de Murakami ont une grande influence sur les jeunes Chinois, bien que ses œuvres, maintenant lues par autant de monde ne sont plus “branchées”. En dehors de Murakami Haruki et d’autres auteurs que j’ai lus par la suite comme l’écrivain de romans policiers Higashino Keigo ou Murakami Ryû, il y a eu le cinéma, avec notamment Kobayashi Masaki, Kurosawa Akira , Ozu Yasujirô, Itami Juzô, Iwai Shunji et Kitano Takeshi.
Il y a aussi la musique, et le design. Dans ce dernier domaine, il y a deux régions du monde qui sont en pointe : l’Europe du Nord et le Japon. Mon intérêt pour le Japon a d’abord été spontané avant de devenir réfléchi. Au bout d’un moment je me suis rendu compte que beaucoup de choses que j’aime viennent du Japon, donc autant s’y intéresser systématiquement
Vous avez appris la langue japonaise ?
S. J. : Non, pas jusqu’à maintenant. C’est vrai que j’ai été tenté de l’apprendre, mais j’ai surtout un rôle de producteur, je m’occupe de l’aspect commercial, et j’espère pouvoir recruter plus de spécialistes. Dans mon équipe, la plupart des collaborateurs ont passé du temps au Japon. Nos auteurs et contributeurs ont pour beaucoup plus de dix, voire vingt ans d’expérience dans ce pays.
Dans quelle mesure peut-on dire que les Chinois sont proches des Japonais ?
S. J. : Nous sommes culturellement plus proches des Japonais que des Occidentaux. Mais nous pensons toujours que parce que le Japon a emprunté de la Chine à l’époque de la dynastie Tang (608 – 907 après J.C.), il est notre élève. Par la suite, cet élève a tellement bien appris qu’il nous a dépassés, mais ce point, beaucoup de Chinois refusent de l’admettre. Au début du XXème siècle, beaucoup de membres de l’élite chinoise ont appris le japonais et séjourné au Japon, comme Sun Yat-sen. Ça agace beaucoup de Chinois. Personnellement, je trouve que cela nous rapproche des Japonais.
Mais il y a encore plus de différences que de points communs. Par exemple le zen, auquel nous avons consacré un numéro.
Bien qu’il soit né en Chine, il a évolué différemment au Japon. Un point important est que la culture japonaise est plus ouverte aux influences venues de l’extérieur. En Chine, nous en sommes encore à avoir un débat pour savoir si la culture chinoise est meilleure que celle venue d’Occident. Ce débat est stérile : il faut être pragmatique, prendre ce qui est bon chez l’autre. Il y a aussi la question de la modernité : la Chine est maintenant parvenue à une certaine aisance au niveau matériel. Beaucoup de gens ont une voiture et peuvent se déplacer et bien qu’il y ait encore beaucoup d’endroits pauvres, des dizaines de millions d’habitants ont la possibilité de voyager à l’étranger. C’était encore inimaginable il y a dix ans.
Mais lorsque vous parlez avec ces personnes de la classe moyenne, vous vous apercevez que leur mentalité n’a pas évolué. Beaucoup par exemple ne sont pas prêts à faire des compromis, et frappent du poing sur la table au moindre accroc. C’est ainsi que le gouvernement va réprimer la population au nom du maintien de la stabilité. Les gouvernants chinois, qui ont été jeunes durant la Révolution culturelle (1966-76), une période très violente, n’ont pas appris à communiquer et nous avons du mal à échanger avec la génération de nos parents. Avec mon père, on a aussi du mal à se comprendre. Enfin, il y a la manière dont le Japon exprime sa force. Les Japonais ne clament pas tout haut qu’ils sont plus forts que les autres, par exemple en lançant des missiles comme les Nord-Coréens, ce qui est un signe de faiblesse. Ils ont confiance en eux, sont en accord avec eux-mêmes. Nous les Chinois ne le sommes pas encore avec nous-mêmes parce que nous n’avons pas encore prouvé notre force. Dans tous les domaines d’innovation, sur l’Internet, nous suivons les autres. Le Japon a réussi à surpasser les Occidentaux avec Sony, maintenant c’est au tour des Sud-Coréens avec Samsung. La Chine doit encore faire ses preuves.
Les récentes tensions entre Pékin et Tôkyô autour des îles Senkaku (Diaoyu en chinois) ont-elles affecté votre publication ?
S. J. : Bien sûr que cela a eu une influence sur mon activité. Le 18 septembre 2012 [au moment des manifestations antijaponaises à l’occasion de l’anniversaire de l’incident de Moukden qui a servi de prétexte à l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931], nous avons arrêté de poster des messages sur Sina Weibo (l’équivalent chinois de Twitter), parce que “la gauche” [les conservateurs nationalistes] occupait tout le terrain sur Internet et proférait des insultes.
Selon le quotidien Nanfang Dushi Bao, l’administration d’Etat chargée de la presse et de l’édition aurait alors donné l’ordre de ne rien publier ayant trait au Japon. Pourtant, je n’ai reçu aucune directive. Mais nous avons décidé de suspendre la sortie de notre numéro pendant 15 jours. Au bout de quelques jours, l’agitation sur les microblogs était retombée. La conséquence indirecte de ces évènements, c’est que beaucoup de gens se sont encore inquiétés de notre sort. Surtout que je venais de me rendre indépendant en créant ma propre société en m’installant dans mes nouveaux locaux.
En fait, nos ventes n’ont pas diminué, mais ont continué à augmenter progressivement. Beaucoup de gens nous ont demandé si on tenait le coup et se sont déclarés prêts à nous soutenir financièrement. Je me suis rendu compte que ceux qui ont envie de comprendre le Japon et ceux qui sont descendus dans la rue pour manifester violemment sont deux catégories de personnes radicalement différentes. Zhiri s’adresse à ceux qui veulent connaître le Japon, d’où son titre.
Quelle est l’attitude des autorités vis-à-vis de votre revue ?
S. J. : D’abord, nous sommes une publication non-gouvernementale, nous ne faisons pas partie du système. Ensuite, les autorités ne s’intéressent pas beaucoup à nous parce que nous sommes de taille modeste, avec une diffusion de 40 000 à 50 000 exemplaires en moyenne, même si cela peut monter à 100 000 exemplaires pour les sujets qui se vendent particulièrement bien. En Chine, si vous êtes trop important, on va “s’occuper” de vous, vous pouvez être “invité à boire le thé” [l’expression signifie être convoqué à un entretien par les autorités]. Et nos sujets ont trait aux arts et à la culture, nous ne touchons pas à la politique. Enfin, notre statut de “mook” est moins sensible que celui de la presse, mais cela nous rend aussi plus vulnérables, car ce statut n’a pas vraiment d’existence légale. Le rédacteur en chef de la version japonaise du journal Renmin Zhongguo [une publication en japonais du gouvernement chinois], Wang Zhongyi, est venu me rendre visite pour manifester son intérêt et son soutien. C’est quelqu’un qui fait partie de la structure étatique, mais qui n’en est pas satisfait. Il a envie de faire bouger les choses. Cela m’a touché, je n’avais pas pensé qu’il y avait au sein de l’appareil des gens comme lui appartenant à l’ancienne génération.
Personne ne vous a dit que vous présentiez le Japon sous un jour trop favorable ?
S. J. : Pas les autorités. Mais certains lecteurs nous ont reproché de dire tout le temps du bien du Japon, et de passer ses défauts sous silence. Nous n’avons pas répondu, car nous pensons qu’il n’y a pas besoin d’un magazine pour dire que le Japon est mauvais. Nous ne sommes pas dans une attitude de confrontation. Nous ne disons pas non plus que le Japon est supérieur en tout. Nous rapportons des faits, les lecteurs peuvent se faire leur opinion eux-mêmes. La plupart des gens ne savent rien mais tirent tout de suite des conclusions !
Comment choisissez-vous vos sujets ?
S. J. : Je propose dans la plupart des cas des sujets que j’ai moi-même envie de découvrir. Mais l’aspect commercial compte aussi : si le sujet est trop pointu, il n’y aura pas assez d’acheteurs. Il faut aussi savoir surprendre, ne pas faire ce à quoi tout le monde s’attend. Par exemple, on est passé d’un numéro sur la Restauration Meiji, un sujet très “lourd”, à un autre sur les chats, très “léger”. Le prochain numéro sera consacré au chien dans la culture japonaise. C’est facile à vendre, comme les chats !
Vos revenus viennent-ils uniquement des ventes du magazine ?
S. J. : Comme nous n’avons pas de recettes publicitaires (à cause du statut de mook), nous avons ouvert une boutique en ligne sur le site Taobao pour vendre des articles japonais. Et l’an prochain, on va peut-être proposer des formations en langue japonaise, ça rapporte ! Et des gens nous ont dit avoir eu envie d’apprendre le japonais après avoir lu notre magazine.
Comment est-ce que les Japonais ont accueilli Zhiri ?
S. J. : Leur réaction a été très chaleureuse, au-delà de mes espérances. Lors de notre conférence de presse de lancement en janvier 2011, nous avions invité des représentants du centre culturel, et un représentant de l’ambassade a prononcé un discours. La plupart des médias nippons, comme l’agence Kyôdô, la chaîne de télévision NHK, le journal Asahi Shimbun sont venus. J’étais très étonné, car je n’avais pas eu de relation avec eux auparavant. Par la suite, Asahi TV nous a consacré une émission de plus d’une demi-heure.
Les médias chinois sont venus dans un deuxième temps, après avoir vu ces reportages. Juste après le lancement, il y a eu le tsunami du 11 mars 2011. Sur notre blog, nous avons beaucoup informé sur ce qui se passait vraiment au Japon à ce moment là, au-delà du discours officiel des médias chinois. Nous avions envisagé d’envoyer une équipe dans la région affectée, mais finalement ça n’a pas pu se faire pour une question de temps.
Propos recueillis par Mathias Liu