A l’occasion du 60ème anniversaire de la sortie de Voyage à Tôkyô, Yamada Yôji s’est inspiré de cette œuvre majeure. Le réalisateur Yamada Yôji et Watanabe Yutaka, qui fut assistant de Kinoshita Keisuke, sont entrés dans les studios de la Shôchiku à Ôfuna en 1954. À cette époque y étaient rassemblés un grand nombre de réalisateurs célèbres tels que Ozu Yasujirô, Shibuya Minoru, Ôba Hideo, Nakamura Noboru, Kawashima Yûzô, Kobayashi Masaki, Nomura Yoshitarô. Ozu avait réalisé Voyage à Tôkyô l’année précédente. Nous nous sommes longuement entretenus avec les deux hommes, qui ont vécu cette époque aux studios d’Ôfuna. Ils nous ont parlé du Voyage à Tôkyô et du nouveau film de Yamada, Tôkyô Kazoku[Tokyo Family, inédit en France], hommage au célèbre film d’Ozu. Watanabe Yutaka : J’en viens tout de suite à Tôkyô Kazoku, dans lequel j’ai ressenti “un style Ôfuna” même si ces studios ont disparu. Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, mais Ôba Hideo disait qu’“à travers le talent remarquable de Yamada Yôji, on retrouvait cette tradition”. C’était bien vu. Yamada Yôji : Ah bon, Ôba disait ça? C’est gentil de sa part. Mais bon pour ce film, il faut dire qu’Ozu a été un bon modèle. (rires) W. Y. : Ce n’est pas parce qu’on a un bon modèle que tout va toujours bien. C’est difficile. Dis-moi, quand as-tu commencé à penser que le cinéma d’Ozu était si bien ? Y. Y. : Je ne me souviens plus bien. Peut-être au milieu des années 80, quand je tournais Otoko wa tsurai yo [C’est dur d’être un homme, inédit en France]. On m’avait dit dans un festival de cinéma à l’étranger que mes films étaient influencés par Ozu Yasujirô. Mais comme il y avait alors beaucoup de gens qui pensaient que le cinéma japonais se résumait à Ozu, j’ai pensé que c’était une remarque à l’emporte-pièce. En plus, on disait que mes films ressemblaient à celui à qui je voulais ressembler le moins! (rires) Quand j’étais jeune, je trouvais que les films d’Ozu étaient vraiment ennuyeux. W. Y. : Pareil pour moi. J’ai commencé à penser du bien de ses films quand j’ai atteint la cinquantaine. Y. Y. : Aujourd’hui Voyage à Tokyo est considéré comme le meilleur film au monde, c’est vraiment quelque chose. W. Y. : On raconte que la première fois où Ozu a été encensé par un critique britannique, son caméraman Atsuta Yûharu a rapporté qu’il avait dir: “Ça y est, l’homme blanc comprend enfin mes films”. (rires) “L’homme blanc”, c’est vraiment une expression d’avant-guerre. Ozu était parti comme soldat sur le front chinois, et après la défaite, il a été fait prisonnier à Singapour. Il devait sûrement avoir toutes sortes de souvenirs. Y. Y. : Il a sûrement dit ça par gêne. C’est vrai que j’avais toujours pensé que les films d’Ozu ne pouvaient être compris que par les Japonais. Alors que je vois bien pourquoi les films de Kurosawa Akira plaisent à l’étranger. En fait, quand un film est bon, il plaît. W. Y. : Le motif que décrivait Ozu sans cesse, la grande émotion de la vie, est certainement universel. Y. Y. : Quand on est jeune, c’est quelque chose qu’on ne voit pas. C’est pour ça que j’ai considéré ses œuvres comme de simples films petit-bourgeois. Ils n’ont souvent rien à voir avec les difficultés de la vie quotidienne. En ce temps-là, c’était encore difficile pour les Japonais de se nourrir. Moi j’étais étudiant, et le midi je mettais de la margarine sur un morceau de pain que je mangeais avec un verre d’eau, et c’était tout, c’était mon quotidien. Quand je pouvais me remplir le ventre d’un bon bol de riz avec du porc pané, qu’est-ce que j’étais content ! Alors que tout le monde avait faim, c’était des films qui parlaient de manger des beignets de légumes et de fruits de mer dans le quartier chic de Ginza. W. Y. : C’est vrai qu’en 1953, il y avait encore des restaurants populaires qui fonctionnaient avec des tickets alimentaires. Y. Y. : Tout à fait. Et j’en voulais aussi à Ozu pour ça. Il représentait un monde sans difficultés financières, alors que moi au contraire je pensais que c’était un devoir de les montrer au cinéma. Il n’y avait en plus aucun lien avec les syndicats, ou avec le traité de sécurité nippo-américain. Alors que Kurosawa avait fait un film sur la bombe atomique. W. Y. : Vivre dans la peur. À cette époque de la Shôchiku, il y a eu aussi La Tragédie du Japon de Kinoshita Keisuke. Et au fait, tu l’as rencontré toi, Ozu ? Y. Y. : On s’est juste croisés dans les studios. W. Y. : Moi aussi. C’était quelqu’un d’imposant. Y. Y. : Tout à fait. W. Y. : Il était costaud. Y. Y. : C’est ce que disait Yamanouchi Hisashi. Un jour qu’il se promenait rue Harumi, et il a vu au loin Ozu et Yamada Tomu arriver en marchant. Il a dit avoir eu l’impression qu’un mur approchait ! (rires). Il était grand, mais ce n’est pas tout. Il avait un air fier, très sûr de lui. Quand on est jeune, on pense “qu’est-ce que c’est qu’il a à frimer comme ça ?” (rires) W. Y. : C’était un bel homme, toujours un chapeau sur la tête. Il l’a retiré un jour quand il est passé par la porte principale du studio, et j’ai pu voir son crâne dégarni. Je m’en souviens très bien. Y. Y. : Il avait l’âge que mes enfants ont maintenant, mais il avait déjà l’air très vieux à cette époque. W. Y. : Je n’arrive toujours pas à croire qu’il n’avait que soixante ans quand il est mort. Y. Y. : Mais nous, notre espoir à ce moment-là, c’était vraiment Kinoshita Keisuke. W. Y. : C’était un monsieur qui n’était pas bien grand, mais il avait un grand sens de l’observation. Y. Y. : Son style changeait à chaque fois, j’attendais avec impatience son prochain film. Je me demandais toujours quel genre de film il allait faire. Alors qu’Ozu faisait toujours la même chose. W. Y. : Mais son film qu’on considérait comme sans intérêt quand on était jeune, Voyage à Tokyo, tu en as fait ta propre version ! (rires) Y. Y. : Mais oui. L’histoire m’a joué un tour bien étrange pour que j’admire autant ce film maintenant. W. Y. : J’ai bien aimé l’histoire que tu m’as racontée sur Ôba la dernière fois qu’on s’est vus. Il t’avait dit que bien qu’on parle beaucoup d’Ozu ces derniers temps, lui ne pensait pas que ce soit un réalisateur si grandiose. “Sauf pour Voyage à Tokyo. Dieu accorde parfois à un ...