A l’occasion de la sortie de Sayonara Gangsters en France, l’écrivain nous a livré son regard tranché sur le monde qui l’entoure. Takahashi Gen’ichirô est un des écrivains les plus importants des trente dernières années et un des pionniers du roman post-moderne au Japon. De la fiction aux essais, de la critique littéraire aux articles sur le sport, en passant par le commentaire politique, l’auteur de 62 ans possède à la fois une position morale à toute épreuve et une extraordinaire imagination qui pousse le lecteur à abandonner toute rationalité pour se plonger dans les univers qu’il crée. Sa vie est tout aussi picaresque que celles qu’il présente dans ses histoires. Son engagement politique lorsqu’il était étudiant l’a conduit en prison et cette expérience derrière les barreaux l’a empêché pendant des années de s’exprimer avec des mots. Gianni Simone Quand avez-vous choisi de devenir écrivain ? Takahashi Gen’ichirô : J’étais encore lycéen. Mais ma vie a emprunté de nombreux détours avant que je me décide vraiment à me lancer. J’appartiens à la génération 1968 et j’ai participé activement aux manifestations étudiantes. C’est en 1969 que le mouvement a atteint son apogée, l’année de mon entrée à la fac. Après mon arrestation et mon exclusion de l’établissement, j’ai travaillé comme terrassier pendant une dizaine d’années. Vous voyez toutes les routes du coin, j’ai trimé dessus (rires). Quand j’ai passé le cap de la trentaine, je me suis souvenu de mon vieux rêve. Votre implication dans le mouvement étudiant a commencé avant votre entrée à l’université ? T. G. : Oui. Le mouvement radical a même touché mon lycée à Ôsaka. Nous étions opposés à la guerre au Vietnam et nous partagions les mêmes idéaux révolutionnaires qu’en Europe ou en Amérique. Mais il y avait aussi quelques sujets spécifiques au Japon comme le traité de sécurité nippo-américain et l’occupation américaine d’Okinawa qui nous mobilisaient. Mais au fond, je pense qu’au-delà de ces questions nous exprimions une colère profonde. Nous étions très déçus par la société et le système éducatif. Nous avions atteint un point où nous devions entreprendre quelque chose. Dans les années 1950 et 1960, les Japonais descendaient souvent dans les rues pour manifester. Une décennie plus tard, cela s’est brutalement arrêté. Comment expliquez-vous ce phénomène ? T. G. : Le mouvement étudiant a provoqué une grande déception. Cela a entraîné la naissance de la Fraction armée rouge qui a mené une série d’attaques terroristes et a creusé un fossé entre l’opinion et la gauche. Dans le même temps, les conditions de vie au Japon se sont nettement améliorées. Et comme vous le savez, un peuple bien nourri cesse de se plaindre. Vous avez été arrêté lors de manifestations. Combien de temps avez-vous passé en prison. T. G. : J’ai été interpellé trois fois. La première arrestation m’a valu trois semaines de prison, la seconde une semaine. La troisième fois, ils m’ont gardé dix mois. Est-ce à ce moment-là que vous avez commencé à souffrir d’aphasie ? T. G. : Oui. Vous devez savoir que l’on ne pouvait recevoir la visite que d’une seule personne par jour et qu’elle ne pouvait rester que cinq minutes. Nous n’avions aucune intimité. Un garde était toujours présent. Dans ces conditions, j’ai fini par perdre ma capacité à parler même lorsque ma petite amie venait me rendre visite. Cela me prenait de plus en plus de temps pour pouvoir formuler ma pensée sous la forme de mots. Même après ma sortie de prison, j’ai eu du mal à retrouver l’usage de la parole dans la vie quotidienne. Cette expérience a laissé une blessure psychologique qui n’a toujours pas guéri à ce jour. Je me suis alors dit que ce que je ne pouvais pas m’exprimer oralement, je pourrais le faire par écrit. D’une certaine façon, ce que j’ai vécu est une bénédiction cachée. Peut-on dire que votre style d’écriture a été affecté par cette expérience ? T. G. : Complètement. Est-il vrai que Sayonara Gangsters est en partie autobiographique ? T. G. : Vous pouvez sans doute trouver des éléments de ma vie, mais tout est raconté de façon détournée. Cela s’explique par les difficultés que j’avais encore à m’exprimer. En d’autres termes, il fallait que je trouve un moyen de raconter ce qui ne venait pas naturellement. C’est ce qui explique ce style particulier. En fin de compte, tous les éléments autobiographiques sont camouflés ou rendus invisibles par la manière dont je raconte les choses. Quand les critiques en parlent, ils utilisent souvent des termes comme post-moderne, méta-roman ou méta-fiction. Qu’en pensez-vous ? T. G. : Je crois que si j’étais critique, je dirais la même chose. Il est vrai que j’ai été influencé par bon nombre d’écrivains post-modernes. Cela dit, je tiens à ajouter que je les ai toujours appréciés en tant qu’écrivains sans avoir en tête l’idée d’écrire une méta-fiction ou quelque chose de ce genre. Par ailleurs, le post-modernisme n’est pas une chose aisée à expliquer. Mon écrivain préféré est Italo Calvino. La plupart de ses œuvres peuvent être classées comme des méta-fictions, mais il s’est intéressé à tellement de styles et son œuvre a tellement de facettes qu’il est difficile de le qualifier d’écrivain post-moderniste. Et vous, comment vous définiriez-vous en tant qu’écrivain ? T. G. : J’aimerais tellement écrire comme Calvino. J’apprécie en particuliers ses Leçons américaines où il compare la légèreté et la lourdeur, et où il explique que son travail a été un long processus de soustraction visant à rendre ses histoires et sa langue plus légères. Dans mes livres, j’ai le même objectif. Mais c’est au lecteur de décider si j’ai ou non réussi (rires). En dehors de cela, j’ai toujours aimé la poésie moderne japonaise et je pense que mes racines créatives plongent davantage dans la poésie que le roman. Dans le passé, le modernisme n’était guère populaire, n’est-ce pas ? T. G. : En effet. La tradition littéraire japonaise a été représentée par le roman du moi et le naturalisme d’un côté, songez à Natsume Sôseki, et de l’autre, par le roman politique. Dans les deux cas, le contenu a toujours compté davantage que la forme et le style. Aussi, de ce point de vue, le modernisme était plutôt léger au niveau du contenu et éloigné de la réalité. Dès lors, il était peu pris au sérieux. Aujourd’hui, les choses ont peu évolué. Sayonara Gangsters, votre premier roman, est paru en 1982. Pensez-vous qu’il soit actuellement plus difficile d’être écrivain qu’il y a 30 ans ? T. G. : Cela dépend. Quand mon premier...