Pour Aki Bonten, il ne fait aucun doute que la culture otaku peut permettre à l’irezumi de sortir de l’ombre.
L’avenir du tatouage au Japon se cache derrière la porte d’un appartement anonyme situé à seulement dix minutes à pied de la gare de Yokohama. Le quartier vivant des divertissements a laissé place à une zone résidentielle terne à proximité du front de mer. C’est ici, à l’étage d’un magasin de skate, que se trouve Diablo Art, le studio de tatouage d’Aki. Se revendiquant de la famille élargie du tatoueur Bonten, le style d’Aki va de l’irezumi traditionnel aux portraits en noir et gris, en passant par les formes géométriques dans les mêmes teintes. Mais il est surtout renommé pour ses tatouages otaku. Il y a encore quelques années, l’artiste, originaire de la cité portuaire, jouait de la basse dans le groupe hardcore Days of Oblivion. Récemment il a décidé d’arrêter pour se concentrer sur son activité artistique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il a renoncé à la musique. Il suffit de faire quelques pas dans son minuscule appartement transformé en studio pour le découvrir en train d’écouter quelques chansons d’anime à plein volume et de mettre une touche finale à un tatouage inspiré de manga. Son client est un Suisse qui vient au Japon au moins une fois par an. Dès qu’il a terminé, Aki se débarrasse de son masque et de ses gants jetables et vient s’asseoir sur le canapé pour parler de ses passions.
“En fait, mon amour pour le dessin est antérieur à mon intérêt pour les tatouages”, dit-il d’emblée. “J’ai toujours aimé dessiner comme j’ai toujours aimé les mangas et les animes depuis mon enfance. Mais comme je fréquentais un collège particulièrement strict, j’ai dû cacher cette passion afin d’éviter d’être pris à partie par d’autres élèves. C’est à cette époque que j’ai vu un tatouage pour la première fois en vrai, sur une plage. Il y avait quelques types qui faisaient du sport avec ces images étonnantes sur leurs corps. J’ai été immédiatement frappé par leur beauté. Plus tard, j’en ai vu d’autres dans des magazines et des bandes dessinées. Puis un jour, j’ai décidé d’en avoir un moi-même. J’étais alors au lycée”, raconte-t-il.
C’est à l’âge de 19 ans, après avoir terminé ses études secondaires, qu’Aki a commencé à penser sérieusement à devenir un artiste de tatouage. “A cette époque, j’étais déjà tatoué, et bien sûr j’aimais toujours autant dessiner. J’en suis donc arrivé à la conclusion que ce serait cool de pratiquer mon art sur la peau d’autres personnes. Dans un certain sens, le tatouage n’est que le prolongement naturel du dessin”, assure-t-il. “A mes 20 ans [l’âge de la majorité au Japon], j’ai commencé à chercher un tatoueur qui accepterait de me prendre comme apprenti. Finalement, j’ai entendu parler du vétéran Bonten II. Je l’ai appelé et réussi à le rencontrer dans son atelier. Il a accepté de me prendre avec lui. Ce fût plus facile que je l’avais imaginé. Il a été très gentil avec moi. Il appartenait à la vieille école et disait à peine ce qu’il fallait faire. J’étais seulement censé apprendre en le regardant travailler.”
Deux ans plus tard, en 1998, Aki fait ses débuts professionnels, travaillant dans l’atelier de son maître dans la périphérie de Yokohama sous le nom de Hori-Ryushin. Mais en 2004, il a changé son nom pour devenir Aki Bonten et a finalement ouvert son propre atelier dans le centre de Yokohama. Il dit que son approche du tatouage a quelque peu changé au cours de ses 16 années d’exercice. “Au début, je n’avais pas une idée très claire de ce que je voulais atteindre avec les tatouages. Ce que je veux dire, c’est que j’étais ouvert à essayer des styles différents. C’est seulement plus tard que j’ai compris que ce qui m’avait vraiment attiré dans le tatouage, c’était la possibilité de pratiquer mes compétences en dessin et de voir des gens porter mon art sur leur corps. Aujourd’hui encore, je dessine chaque fois, quel que soit le tatouage, et je continue à étudier afin d’améliorer ma technique”, explique-t-il.
A mesure que son approche évoluait, Aki a vu un changement progressif mais substantiel parmi ses clients. “Auparavant, j’avais l’habitude de recevoir des gros durs du genre hooligan. Mais ils ont été peu à peu remplacés par des gens ordinaires et depuis quelques années, je reçois la visite de beaucoup d’étrangers. Il semble que je sois très populaire auprès des otaku”, reconnaît le tatoueur. Aki a commencé à faire des tatouages otaku (généralement appelés otattoos) vers 2006. “Un jour, j’ai chargé sur mon blog un dessin que m’avait inspiré la série animée Neon Genesis Evangelion”, se souvient-il. “Quelqu’un l’a vu et m’a demandé de le tatouer sur son corps. Quand nous avons eu terminé, il a affiché son tatouage sur le très populaire forum Internet 2channel. Depuis cette date, j’ai reçu de plus en plus de demandes pour des otattoos.” “Avant que ce phénomène se développe, ce genre d’iconographie était déjà populaire auprès des amateurs de tatouage, mais les gens estimaient que ces images étaient trop détaillées pour être transformées en tatouages. Ainsi, lorsque j’ai reçu la première demande, j’ai décidé que cela valait la peine d’essayer et de prouver que cela était réalisable, et avec de très bons résultats. Désormais, je tatoue des otaku environ une ou deux fois par semaine.”
Si aujourd’hui le niveau moyen du tatouage au Japon est très élevé et si n’importe quel tatoueur professionnel peut recréer une image sur la peau, Aki estime qu’il faut être vraiment branché manga ou anime pour créer l’otattoo parfait. “Vous devez comprendre que seule une personne familière avec le manga et l’anime a une connaissance intime de tous les détails complexes concernant la personnalité de ces personnages”, assure-t-il. “Nous parlons de bishôjo et de bishônen (belles jeunes filles et beaux jeunes garçons) ou de moe (quasi fétichisme pour les personnages de mangas et d’anime). Même à mon niveau, il est impossible de tous les connaître. Quand un nouveau client vient d’abord à mon studio, nous parlons beaucoup de ce qu’il ou elle veut faire exactement. Je ne veux pas commencer un nouveau tatouage si je n’ai pas assez pas de connaissance ou si je ne connais pas suffisamment le fond de l’histoire. Aussi lorsque quelqu’un vient avec le dessin d’un personnage que je n’ai jamais vu avant, je vais regarder la série avant d’entamer quoi que ce soit sur le projet.”
Bien avant de devenir tatoueur pour les otaku, Aki était convaincu que les deux sous-cultures étaient plus proches que beaucoup de gens l’imaginaient. “Au lycée, j’adorais le manga Kinnikuman. Kinniku signifie “muscle”, mais le second caractère niku qui forme le mot signifie “viande”. C’était ce kanji qui était tatoué sur le front du protagoniste. Il y a d’autres personnages de manga qui portent des tatouages. Voilà pourquoi, j’ai toujours pensé que ces deux formes artistiques pouvaient cohabiter”, raconte-t-il.
Si certains vétérans du tatouage n’aiment pas la façon dont l’irezumi a évolué (voir pp. 10-11), Aki estime que cette nouvelle association avec l’iconographie issue de l’univers otaku est une bonne chose pour le tatouage. “Le principal problème au Japon est lié au fait que beaucoup de gens considèrent les tatouages comme impropres. Ils en ont également peur en raison de l’association qui est faite entre tatouage et crime. Mais personne ne peut dire que les tatouages otaku sont effrayants. Au contraire, ils ont l’air mignon et ne présentent aucun danger. Je crois qu’ils ont le pouvoir de faire taire tous ceux qui sont contre les tatouages”, estime le tatoueur de Yokohama.
Alors que l’entretien est sur le point de s’achever, je remarque un tas de dépliants pour la campagne Sauvons le tatouage au Japon. Nous évoquons alors brièvement les problèmes que la communauté des tatoueurs japonais a rencontrés au cours des dernières années. “Je pense que le seul moyen de désamorcer la situation est de créer un système de licence approuvé par l’État”, explique-t-il. “Ce n’est que le jour où les tatoueurs seront reconnus comme des professionnels avec des normes de travail et de sécurité éprouvées que nous pourrons espérer être acceptés par la société.”
J. D.
http://diabloart.jp