L’album érotique du coucou comique ou de l’adoration du sexe des femmes de la nuit (Ehon hakai yobuko-dori). Détail de la 9e estampe. / DR Philippe Pons et Pierre-François Souyri nous proposent une exploration de l’univers de la sexualité et de l’érotisme. Paru début octobre, L’Esprit de plaisir : une histoire de la sexualité et de l’érotisme au Japon (17e-20e siècle) est le fruit d’un long travail de recherche et de réflexion de Philippe Pons et Pierre-François Souyri. Le premier, correspondant du journal Le Monde à Tôkyô, nous a déjà régalés de plusieurs ouvrages dans lesquels il a notamment exploré le Japon des marges tandis que le second, professeur honoraire à l’université de Genève, compte parmi les meilleurs spécialistes de l’histoire du Japon. Leur érudition combinée nous permet de profiter d’un ouvrage d’une rare qualité grâce auquel nous découvrons une autre facette de la culture et de la société nippone. Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire cet ouvrage ?Pierre-François Souyri : L’histoire des mœurs sexuelles est un élément de l’histoire sociale. Il existe des livres académiques en japonais et en anglais sur des périodes ou des thématiques précises, comme les quartiers de plaisir ou les modern girls (moga) des années 1920, etc. Nous avons, pour notre part, cherché à en comprendre la dynamique en couvrant une période plus large allant du XVIIe au milieu du XXe siècle et mettre en relief la coupure qui s’opère au contact de l’Occident à partir du milieu du siècle. Le Japon passe alors d’une conception de l’usage des plaisirs sans interdits autres que sociaux à une science sexuelle, importée des pays occidentaux, qui traque une supposée normalité rejetant dans les limbes de l’obscurantisme et du pathologique des pratiques qui n’avaient jamais été problématisées jusque-là. Ainsi les rapports charnels entre personnes du même sexe, par exemple, n’avaient été en rien exclusifs de l’hétérosexualité. J’ai cru comprendre que cet ouvrage vous a demandé de nombreuses années de travail. Comment l’expliquez-vous ?Philippe Pons : Effectivement. Au départ, nous pensions à une sorte d’essai sur l’érotisme et nous nous sommes aperçus que le sujet était infiniment plus complexe et nécessitait des recherches à la fois historiques sur le contexte social et politique des époques considérées, mais aussi littéraires et iconographiques. Et son écriture a pris plusieurs années. L’Esprit de plaisir : une histoire de la sexualité et de l’érotisme au Japon, de Philippe Pons et Pierre-François Souyri est paru chez Payot (26 €). Ce qui frappe d'abord dans votre livre, c’est le rapport au sexe des Japonais qui est très distinct de celui des Occidentaux.P-F. S. : Dans le cas du Japon, avant le contact avec l’Occident, nous avons affaire à une sexualité non inhibée par une quelconque mauvaise conscience (suspicion, culpabilisation du plaisir) ou des considérations de morale religieuse. La sexualité n’est pas thématisée en tant que telle par le bouddhisme, qui condamne certes le désir comme source d’illusion, mais pas plus le sexe que d’autres jouissances. Elle ne l’est pas a fortiori dans les cultes shintoïstes. La sexualité était réglée par la bienséance, en d’autres termes par des interdits sociaux, et le plaisir charnel faisait partie des arts de l’existence, hédonistes à bien des égards. Vous consacrez évidemment de nombreuses pages aux estampes à caractère sexuel qui ont connu un certain succès au cours de l’ère Edo (1603-1868). Elles aussi se distinguent des productions occidentales beaucoup moins artistiques et subtiles. Quelles conclusions en tirez-vous ?Ph. P. : Le Japon a connu un grand art érotique dont les shunga furent l’expression la plus connue. Elles avaient pour auteurs, non des spécialistes du genre, mais des artistes reconnus qui avaient bien d’autres talents. La plupart des grands noms de l’ukiyo-e (Utamaro, Hokusai ou encore Kunisada) ont sacrifié à l’art érotique, aussi n’y avait-il pas de rupture entre l’art érotique et l’art tout court. On retrouve par exemple dans les shunga d’Utamaro la même virtuosité, le même souci du détail que dans ses peintures représentant des insectes. Une autre particularité des shunga tient à leur large diffusion dans toutes les couches sociales grâce à la technique de la gravure. Facilement accessibles, elles ne circulaient en rien sous le manteau. Les femmes n’étant pas les dernières à les regarder. L’expression shunga (“image du printemps”), qui vient du chinois, est utilisée surtout à partir de l’époque Meiji (1868-1912) – qui en interdit la production et la circulation – pour escamoter le caractère de peintures de mœurs et leur dimension humoristique ou parodique que ces estampes érotiques avaient eue auparavant. A l’époque Edo, on les appelait soit “images de l’oreiller” (makura-e) – le sexe était en effet considéré comme une pratique à laquelle il fallait s’initier et les shunga étaient souvent offertes aux jeunes mariées comme initiation – ou “images pour rire” (warai-e) : drôles, cocasses et accompagnées d’un texte truculent, voire salace, elles étaient destinées à être regardées, non pas en cachette, mais à plusieurs, femmes et hommes. Le sexe n’est en rien à l’époque quelque chose de sombre, à taire ou à cacher, mais de joyeux. Les organes masculins et féminins, surdimensionnés par rapport au corps des personnages visent à focaliser sur l’objet central de la peinture. Et comme les visages doivent toujours être aussi représentés, les positions sont parfois acrobatiques. Couples enlacés, hétérosexuels et homosexuels (masculins ou féminins), désordre de somptueux kimonos entrouverts (qui permettent d’évaluer l’âge des personnages et de les situer socialement : une veuve avec un bonze par exemple…), jeux de miroirs, voyeurisme (un minuscule personnage observant la scène, une servante épiant les ébats de sa maîtresse), onanisme… sont quelques figures du riche registre imaginatif des shunga. L’homme et la femme sont sur un ...