Ce n’est pas un hasard de Sekiguchi Ryôko relate de façon touchante et forte la complexité des événements du 11 mars 2011. Votre chronique est parue à l’automne 2011, six mois après le séisme. Comment s’est déroulée cette sortie ? Sekiguchi Ryôko : C’est très étrange parce que, quand je sors un ouvrage de poésie, je peux dire à mes amis, qu’ils soient écrivains ou pas, que je viens de publier un nouveau livre. Dans ces cas-là, il y a une sorte d’agitation autour de ce petit événement. On vous demande quel est son titre et tout un tas de choses autour. Mais dans le cas de Ce n’est pas un hasard, je n’ai pas osé le dire ou je prenais plein de précautions avant d’en parler. Je me demandais si mes amis, en particulier les écrivains, imaginaient que ce livre était une sorte d’anecdote par rapport à mon travail habituel ou s’ils pouvaient croire que j’avais profité de cet événement pour écrire une œuvre vraiment anecdotique. Voilà pourquoi, pour la première fois de ma vie, je me suis sentie obligée de me justifier. Encore aujourd'hui, plus de six mois après la parution de ce livre, je pense que j'aurais vraiment bien aimé rester un simple poète ne s'intéressant qu’aux questions linguistiques. Puisque la tragédie s'est produite, je pense que mon livre devait être écrit au moins pour certains. Cela dit, j'aurais vraiment aimé être dans un monde où ce livre n'aurait pas de raison d’être. Je suis sûre que le poète de Fukushima Wagô Ryôichi [voir son interview dans Zoom Japon n°14, octobre 2011, pp. 4-5] pense la même chose. Le pays où nous avons besoin de poésie de cette sorte, c'est un pays qui est traversé par le malheur. A un moment, vous écrivez : “Etre dans l’intensité de l’écriture, cela doit être un bonheur pour un écrivain. Cela devrait l’être. C’est la première fois que l’intensité de l’écriture n’est pas pour moi un bonheur mais une douleur que je m’impose”. Pourriez-vous expliquer cette douleur ? S. R. : En général, lorsqu’un auteur se lance dans l’écriture d’un livre même s’il s’agit d’un ouvrage relatant un fait historique, il a tendance à se saisir de la thématique et d’en faire “son” sujet. Il devient en quelque sorte le propriétaire ou le dépositaire de ce sujet. Cette fois, à aucun moment, je n’ai pu me dire que c’était “mon” sujet. Il était à la fois le sujet des autres et d’une façon indirecte, il était aussi le mien. De fait, je me suis retrouvée dans une situation très particulière. J’avais beaucoup de choses à dire, mais je ne savais pas où situer mes phrases. J’ai eu aussi du mal à imposer ma voix dans ce livre. Vous avez sans doute remarqué la présence de nombreux noms propres. Ils m’ont apporté beaucoup. Mais au milieu de tout cela, il y a aussi ma voix et mes choix d’écrire ou de ne pas écrire certaines choses. C’est dans ces instants-là que la douleur est présente, car je me demandais en permanence si c’était le bon chemin que j’empruntais. Je faisais également face à un afflux constant d’informations vis-à-vis desquelles je me sentais en mesure de réagir, d’autant que j’étais en France où les médias rapportaient beaucoup d’âneries. Dans ce contexte, je ne pouvais pas non plus me poser comme la représentante des voix japonaises. Je n’avais aucune légitimité pour cela. Ce sentiment de gêne n’est pas lié aux événements du 11 mars. C’est quelque chose que j’ai toujours ressenti, en entendant, par exemple, un intellectuel arabe évoquer le Printemps arabe au nom de tous ceux qui étaient dans les rues, en ayant pour seule légitimité son origine. Je me suis donc posée la question de savoir si je ne faisais pas la même chose. Avez vous trouvé une réponse ? S. R. : Oui et non. Je sais très bien qu’il n’y a pas de réponse définitive à cette question. Et puis, je pense que même une personne vivant à Rikuzentakata ou Minami Sanriku et qui a perdu toute sa famille dans cette tragédie ne peut pas représenter...