2011 et 2012 confirment un changement d’attitude des lecteurs vis-à-vis de la bande dessinée dans l’archipel.
Les années passent et se ressemblent dans l’univers du manga. Depuis que les ventes de livres ont dépassé, en 2005, celles des magazines de prépublication, l’écart entre les deux supports n’a cessé de se creuser. Le rapport que les lecteurs japonais entretiennent avec le manga a radicalement changé au cours de la décennie écoulée. La plupart des magazines sont déficitaires, mais sont sauvés par les très bonnes ventes réalisées par les éditions sous forme de livres. L’année 2011 est à ce titre extrêmement riche d’enseignements avec le succès de Shingeki no kyojin de Isayama Hajime et de Thermae Romae de Yamazaki Mari. Pour Kôdansha, l’un des principaux éditeurs, les très bonnes ventes de Shingeki no kyojin ont permis de “sauver” une année qui s’annonçait mal avec la fin de la série phare Nodame Cantabile et la suspension temporaire pour une année de Vagabond, ce qui signifiait l’absence de volumes de la série dans les librairies. Ce qui est remarquable avec Shingeki no kyojin dont le seul tome 6 paru en décembre 2011 s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, c’est que la série est publiée dans Bessatsu Shônen Magazine, une publication secondaire de l’éditeur, dont le tirage n’a pas connu une progression aussi fulgurante que les ventes de la série qu’il fait paraître. Le tome 1 de Shingeki no kyojin est sorti en mars 2010 et sa diffusion n’a pas excédé, dans un premier temps, les 40 000 exemplaires. C’est à l’automne que les ventes ont commencé à s’envoler pour atteindre les 250 000 exemplaires en octobre puis les 750 000 trois mois plus tard après la publication du palmarès annuel des meilleurs mangas par l’incontournable Kono manga ga sugoi [Ce manga est génial] qui a classé la série de Isayama Hajime au premier rang. Depuis, chaque volume qui paraît se vend comme des petits pains, mais ne permet pas pour autant au magazine de sortir de l’anonymat. Un autre exemple chez Kôdansha, Les Vacances de Jésus & Bouddha de Nakamura Hikaru, illustre le phénomène. Cette série qui cartonne auprès d’un large public vend en moyenne un million d’exemplaires à chaque sortie. Comme Shingeki no kyojin, elle paraît dans un magazine secondaire du groupe Morning 2. En ce qui concerne Thermae Romae, c’est encore plus révélateur puisque la série de Yamazaki Mari est publiée par le magazine Comic Beam qui ne figure pas du tout parmi les grosses cylindrées de l’édition de mangas. Il n’empêche que Thermae Romae a cumulé plus de 5 millions d’exemplaires vendus sous forme de livre tandis que le tirage de Comic Beam reste confidentiel. Voilà l’un des grands enseignements de l’année écoulée dans le secteur du manga. Voilà qui tranche nettement avec ce qui se passait, il n’y a pas si longtemps, quand les lecteurs des magazines de prépublication étaient les moteurs des ventes des mangas en livre. Désormais, il faut compter sur d’autres supports pour assurer les ventes des mangas. Beaucoup de lecteurs découvrent d’abord l’œuvre dans sa version animée ou dans son adaptation télévisuelle voire cinématographique avant de la lire dans sa forme originale, ce qui explique en grande partie l’écart énorme entre la diffusion des magazines de prépublication et celle des mangas sous forme de livre.
Ce ne sont plus les magazines qui font vendre
Cette évolution incite néanmoins les éditeurs à faire preuve d’imagination pour être en mesure de proposer un nombre important de séries dans l’espoir qu’une d’entre elles entraînera l’adhésion d’un large public. Voilà pourquoi ils continuent de créer de nouveaux magazines de prépublication qui répondent chacun à leur manière aux attentes d’un public spécifique. Chez Shôgakukan, on a ainsi Big Comic et Big Comic Original, l’un promeut les nouveaux talents, l’autre fait appel aux valeurs sûres. Cela permet de satisfaire les lecteurs sans prendre de très gros risques. Les maisons d’édition sont très attentives à la façon dont le public réagit et tentent d’anticiper ses envies pour garantir quelques bonnes recettes. Au cours des dernières années, celles-ci se sont grandement diversifiées. On l’a vu, les adaptations de mangas à la télévision en dessin animé ou en téléfilm et au cinéma sont devenues des sources de revenus conséquentes pour les éditeurs qui touchent la plus grande part des droits et des recettes indirectes. C’est tellement rentable pour eux qu’ils participent désormais à la production des séries télévisées ou des longs métrages, ce qui leur permet également de toucher de plus grosses sommes sur les recettes générées par les entrées dans les salles et les ventes de DVD lorsqu’elles sont éditées en vidéo. Quand on sait que les grands succès actuels au cinéma sont des films adaptés de mangas, on comprend l’engouement des maisons d’édition à se lancer aussi dans la coproduction. Au cours du premier semestre de 2012, Bokura ga ita [Nous étions là] de Obata Yûki, Uchû kyôdai [Les Frères de l’espace] de Koyama Chûya et Thermae Romae ont connu une adaptation cinématographique qui s’est traduite par un franc succès au box-office. C’est une des raisons pour lesquelles les maisons d’édition ne manifestent pas trop d’inquiétude même lorsqu’un de leurs magazines de prépublication perd de l’argent. Elles savent qu’elles pourront en gagner autrement et c’est ça le plus important. Elles sont conscientes qu’elles ne pourront plus connaître les années fastes où les hebdomadaires comme Shônen Jump flirtaient avec les 6 millions d’exemplaires vendus chaque semaine. Aujourd’hui, le leader des magazines de prépublication édité par Shûeisha se contente de diffuser environ 3 millions d’exemplaires, en grande partie grâce à One Piece de Oda Eiichirô et Naruto de Kishimoto Masashi. Les ventes de chacune des deux séries sous forme de livre sont encore plus phénoménales. One Piece s’est ainsi vendu depuis ses débuts en 1997 à plus de 260 millions d’exemplaires dans l’archipel et le tirage initial de chaque nouveau volume est au minimum de 4 millions d’unités. Si après ça, l’éditeur trouve à redire, c’est à n’y plus rien comprendre.
Par ailleurs, un autre secteur intéresse les éditeurs, c’est celui de l’édition électronique même si les résultats sont encore modestes. Après avoir longtemps tergiversé, les grandes maisons semblent désormais décidées à s’y impliquer davantage. Selon le rapport 2011 sur le manga électronique, 80 % des recettes générées par l’édition numérique provient des mangas, ce qui les pousse à se montrer plus attentives à l’évolution des habitudes de lecture d’autant que l’avènement des smartphones et autres tablettes numériques sont de nature à favoriser la lecture en ligne. Mais cela prendra encore quelques années avant que le marché du numérique supplante celui du papier, estiment les spécialistes du secteur.
En attendant, les éditeurs tentent de déterminer l’évolution des goûts des lecteurs pour leur proposer de nouvelles séries ou mettre en avant celles qui ne bénéficiaient pas encore d’une attention suffisante. Chaque année depuis 2006, en décembre, ils attendent la parution de Kono manga ga sugoi dont le classement a désormais un impact visible sur les ventes. Cette publication annuelle de l’éditeur Takarajima est devenue en quelques années l’un des baromètres essentiels pour décrypter les tendances du marché. Divisé en deux parties — homme et femme —, le classement établi après une enquête assez minutieuse auprès de spécialistes et de lecteurs donne le la de la prochaine saison. Depuis 2006, Kono manga ga sugoi a entre autres distingué Pluto de Urasawa Naoki, Les Vacances de Jésus & Bouddha, Bakuman de Ôba Tsugumi et Obata Takeshi ou encore Shingeki no kyojin. Pour son édition 2012 parue en décembre dernier, il a notamment distingué Hana no zuborameshi [Les repas ratés de Hana] qui raconte les déboires d’une jeune femme qui s’essaie à la cuisine. Plein d’humour et avec un personnage haut en couleurs, ce manga autour de la nourriture a donc séduit Kono manga ga sugoi. En le mettant en tête de son palmarès annuel, la publication souligne une tendance forte du public en faveur des mangas qui tournent autour des aliments ou de leur mise en valeur. Un autre classement attendu est celui dressé par le mensuel littéraire “Da Vinci” qui s’intéresse plutôt aux mangas en devenir. Dans son édition de février, il faisait figurer au deuxième rang Silver Spoon de Arakawa Hiromu, un manga dont l’histoire se déroule dans un lycée agricole de Hokkaidô. Quelques jours après la sortie du magazine, Silver Spoon a obtenu le grand prix du manga 2012 qui distingue la meilleure œuvre de l’année et qui se traduit bien souvent par une très forte augmentation des ventes du manga récompensé. Il est encore un peu tôt pour le mesurer (à titre indicatif, le tome 2 sorti en décembre s’est déjà écoulé à 500 000 exemplaires), mais cette distinction semble être en accord avec les aspirations des lecteurs. Ces derniers se montrent de plus en plus gourmands et sont prêts à dévorer les histoires qui leur parlent de bons petits plats et leur permettent de se mettre en appétit.
Odaira Namihei
BIBLIOTHEQUE : Le top 4
Parmi les centaines de titres publiés en 2011, voici une sélection des meilleures ventes :
Une grande partie de l’humanité s’est faite dévorée par des géants. Une minorité s’est réfugiée dans une gigantesque cité fortifiée par trois enceintes successives. Mais un jour, les titans parviennent à faire une nouvelle percée sous les yeux de Eren, le personnage principal.
Isayama Hajime, Shingeki no kyojin, éd. Kôdansha, 2009, série en cours, 7 tomes parus.
Ce shôjo raconte l’histoire d’une lycéenne qui tombe amoureuse d’un de ces camarades dont le passé est trouble. Il a fait l’objet d’une adaptation en animé et au cinéma en prise de vue réelle. Cette dernière signée par Miki Takahiro (qui avait déjà réalisé Solanin) a fait le plein de spectateurs.
Obata Yûki, Bokura ga ita, éd. Shôgakukan, 2002, série terminée, 16 tomes parus.
Ce manga porte sur la nourriture et sur l’importance de savoir utiliser ses sens lors d’une dégustation. L’auteur attache d’ailleurs une très grande importance à l’apparence des produits présentés, insistant sur leur odeur, leur texture et leur goût. Il en fait une présentation très détaillée.
Shimabukuro Mitsutoshi, Toriko, éd. Shûeisha, 2008, série en cours, 19 tomes parus.
L’histoire de deux frères qui rêvent d’aller dans l’espace. Le premier parvient à être recruté pour devenir astronaute et se prépare à aller sur la lune. Le second est moins chanceux, mais réussit tout de même à se faire admettre dans un programme de préparation spatiale.
Koyama Chûya, Uchû kyôdai, éd. Kôdansha, 2008, série en cours, 18 tomes parus.