Lorsqu’on s’éloigne des rues les plus bruyantes du quartier, on peut faire quelques rencontres pour le moins étonnantes.
Au détour des rues branchées du centre de Harajuku, il existe un petit quartier qui a gardé tout son mystère. Peuplé de grossistes, de “sapeurs” japonais, et de bistrots, la rue de Jingû-mae 2-chôme prend peu à peu du caractère et se scinde en deux artères qui rejoignent les anciennes installations olympiques. A gauche, on passe par le sanctuaire, à droite, par le bar Sang des poètes et le tunnel hanté de Sendagaya. A la jonction, le bar Bonobo trône dans sa maison où est resté accroché, depuis 50 ans, l’enseigne d’un vieux magasin de liqueur tenu par un Taïwanais. A la fois bar, club, restaurant de nouilles et bar à tapas, le Bonobo est le phalanstère de tous les mélomanes et le point d’encrage d’artistes talenteux et déjantés.
Il est presque 17 heures et la rue de Jingû-mae s’anime au gré des sorties de bureau. Ueno Ug (Uji) arrive avec sa fameuse voiture-sanctuaire et se gare, ni vu ni connu, en plein dans la rue devant le Bonobo. Une vieille dame sort du magasin d’alimentation et salue Ueno-san d’un air banal avant de prendre une photo sur son portable. On a beau être habitué, la voiture de Ug provoque toujours stupéfaction, peur ou fou rire : un monticule de branchages de 3 m de haut sur 5 m de long est posé sur son toit comme un nid. “Ça me fait un peu de pub pour mon exposition de hanaike !”, lance-t-il. Dérivé de l’ikebana, le hanaike est un art floral à la mesure des dimensions gigantesques de cet artiste. “J’ai découvert l’ikebana à 19 ans, je m’imaginais des gens en kimono en contemplation sur un tatami, mais en fait c’est un art beaucoup plus agressif et hardi”. La décoration du bar du Bonobo au rez-de-chaussée est l’illustration parfaite de cet ikebana sauvage qu’exprime Ug. Partant du plafond, des branches de toutes les formes s’entremêlent et se tortillent au-dessus du Dj booth, agrémenté selon les saisons de branches de cerisiers ou d’hortensias. Ueno a connu Sei Kôichi, le patron du Bonobo, il y a environ quatre ans. “A l’époque le Bonobo avait été à moitié détruit par un incendie. Sei m’a demandé de faire une terrasse et aussi la décoration du bar. J’ai pensé tout de suite à la brousse”.
“Ici, c’est la maison de Tora-san”. Assis sur le tatami du 2ème étage de cette étrange maison au nom de singe et construit comme une grotte, Sei se rappelle cet ami disparu il y a 8 ans. “Tora-san était un vieil alcoolique. Il avait aussi crée le meilleur système audio du pays pour écouter Miles Davis. Il habitait au 2ème étage de cette maison qui servait de studio de répétition”, raconte-t-il. Créateur du Bonobo, ce Coréen né dans la préfecture de Yamagata en 1963 et élevé sous le nom de Yoshimura Kôichi, était un fou de musique. De son séjour prolongé à New-York, où il a joué dans des groupes expérimentaux tout en travaillant à la NHK, il a ramené l’esprit du Loft, ces home parties mythiques du New York underground dont s’est inspiré le Bonobo. Il a décidé d’acheter la maison en 2005 après sa rencontre avec Tora-san. “Si je ne l’avais pas acheté, il y aurait un parking à la place. Tora-san m’a bien choisi. Il ne pouvait plus payer le loyer, il est mort 6 mois après.” Le Bonobo a été l’objet de harcèlement des promoteurs immobiliers. “On m’a proposé 100 millions de yens pour le terrain. J’ai été complètement dingue de refuser”, murmure Sei. Le fameux incendie est survenu après, pendant la semaine de la fête des morts. “Tout le monde était en vacances. La police a dit que ça devait être d’origine criminelle. Je me suis vengé en construisant une terrasse et un bar extérieur !”.
Le quartier de Jingû-mae a aussi son cimetière, son sanctuaire, et un tunnel hanté qui longe les anciennes installations olympiques de 1964. Le tunnel de Sendagaya a été construit sous un cimetière à l’occasion des Jeux de Tôkyô et malgré les mises en garde. Classé depuis “hotspot” pour les apparitions spectrales, c’est aussi un lieu prisé par les candidats au suicide. Au feu de Senju-in (L’ermitage), devant l’immeuble Victor, une vieille maison entièrement recouverte de feuilles attire le regard. Un néflier du Japon déploie ses branches devant l’entrée. Rien ne laisse penser qu’elle est habitée, les fenêtres sont closes, envahies par le lierre. Soudain, une lumière s’allume. On a qu’une envie, c’est de s’enfuir ! Un peu plus loin, un bâtiment dresse sa façade toute noire. Une réplique de la Joconde sert d’enseigne au Bar Le sang des poètes. Dans une ambiance à mi-chemin entre la new-wave et Cocteau, un rasta japonais boit un pastis au comptoir. Photographe de la beat generation et grand adepte de poésie, le proprietaire des lieux, Fujimoto a créé un autre bar au rez-de-chaussée du nom de Howl. Mais le plus mystérieux des bars reste sûrement celui de Sakura-san.
Caché dans une ruelle, il constitue un refuge pour les travailleurs du quartier. Il peut accueillir dix personnes au maximum. Sakura-san, quinquagénaire bronzé, est architecte de père en fils. “J’ai quitté l’entreprise familiale, car je détestais la comptabilité’.” Il a reconstruit ce bar qui était un entrepôt en gardant toute la structure en bois et l’ouverture vers l’extérieur. Pas étonnant pour cet amateur de surf qu’il n’y ait ni porte ni enseigne. Au gré des allers et venues des habitués, Sakura-san se souvient de son premier bar. “C’était le bar Kilala un peu plus haut vers Harajuku. Maintenant je n’y vais plus, il est hanté!”. La conversation s’anime brusquement. Plusieurs clients se souviennent de ce bar. “C’était pas juste Sakura-san. Tout le monde pouvait voir le fantôme !” affirme Miyoshi, un ingénieur. “Un soir très tard, on était avec 4 ou 5 copains, il faisait humide et chaud. Le fantôme est arrivé par la fenêtre comme un courant d’air. Il est resté là debout, c’était un homme, un poltergeist”, raconte Sakura-san tandis que Ai-san crie qu’elle aurait tellement voulu le voir aussi. “Quand tu es venu, il faisait trop sec, c’est pour ça que tu ne l’as pas vu. Les fantômes japonais aiment l’humidité”.
Il est 19h passées, le bar extérieur du Bonobo s’éclaire, une table est sortie sur le trottoir. C’est le Chie bar, du nom de sa tenancière, qui ouvre ses portes. “Ce n’est pas vraiment légal de faire une terrasse, mais quand la police vient, elle trouve assis des gens du quartier, des salariés, et elle repart”, rit Sei-san. Quand il ferme au petit matin, le bar se transforme en Usagi Oudon, un bar à nouilles ouvert tous les midis de semaine. Le dance floor du Bonobo se transforme alors en petite cantine où viennent manger les salarymen du quartier. Il est tout à fait amusant de voir ces costumes 3 pièces aspirer, à grand bruit, leur bouillon au son cadencé d’un morceau de Ska dans le décor broussailleux d’Ug. Outre ses délicieux udon, Usagi a la particularité de changer de gérant tous les deux ans. “C’est pour éviter de se lasser”, assure Kisshin, le chef. Capitale en éternel changement, Tôkyô est connue pour détruire et reconstruire au gré des modes. Mais dans cette petite partie de Harajuku, il reste une bande d’irréductibles qui préfèrent garder la charpente, et le cœur.
Alissa Descotes-Toyosaki