Le rapport que les Japonais entretiennent avec l’ekiben a évolué au cours des dernières décennies. Enquête.
Pour bon nombre de gens au Japon, l’ekiben évoque l’image bucolique de trains locaux avançant lentement le long des côtes de l’archipel ou grimpant des montagnes escarpées. Cet aspect romantique du voyage en train n’a jamais été remis en cause par les trains à grande vitesse et leur profil futuriste, mais c’est au niveau de la réalité économique que les fabricants d’ekiben rencontrent plus de difficultés que dans les années 1960 et 1970. La popularité des ekiben a atteint son apogée au milieu des années 1950, une décennie avant l’introduction du shinkansen. Depuis cette époque, leurs ventes se sont progressivement dégradées pour diverses raisons. Tout d’abord, la mise en service du train à grande vitesse a considérablement réduit la durée des trajets et donc le précieux temps indispensable pour savourer ces boîtes-repas. Par ailleurs, certains voyageurs préfèrent acheter des produits un peu moins cher plutôt que de se payer un ekiben dont le prix est plus élevé. Il faut également prendre en considération le fait qu’un nombre croissant de personnes voyagent désormais en voiture, en avion ou en autocar, renonçant au rituel de l’ekiben. En conséquence, le nombre de fournisseurs de boîtes-repas s’est réduit. A cela, il convient de se pencher sur la politique mise en œuvre par les compagnies ferroviaires. Le groupe JR qui contrôle une bonne partie du réseau favorise ses filiales spécialisées dans la production d’ekiben tout en étendant les points de vente lui appartenant, ce qui a pour effet de favoriser la disparition de nombreuses entreprises locales.
Cela dit, l’ekiben reste populaire auprès des amateurs de voyages en train, des fans de train et des amoureux de bonne chère. Aujourd’hui encore, il existe près de 3 000 sortes d’ekiben dans tout l’archipel. Selon le spécialiste de l’ekiben, Uesugi Tsuyoshi, il est vrai que les voyageurs en achètent moins que par le passé dans les gares, mais qu’il y a un nombre croissant d’acheteurs dans les grands magasins lorsque ces derniers organisent des événements autour de ce produit typique. “Il est évident que les quinquagénaires et les sexagénaires entretiennent une certaine nostalgie vis-à-vis de leur région natale et du bon vieux temps. L’ekiben s’inscrit dans cette relation à l’égard du passé. Du coup, le lien entre ekiben et voyage s’est quelque peu atténué pour donner naissance à une sorte de quête nostalgique d’une nourriture du passé”, explique-t-il.
Kobayashi Shinobu, journaliste pour de nombreux magazines de voyage, confirme les propos d’Uesugi. “Le rôle de l’ekiben a évolué. Ils ont longtemps été une nécessité pour le voyageur, mais aujourd’hui, ils sont devenus une espèce de souvenir que l’on rapporte d’une localité particulière”, assure-t-elle. Connue pour être une critique culinaire spécialisée dans les ekiben, elle en a dégusté quelques 5 000 durant ses nombreux voyages dans l’archipel qu’elle a parcouru du nord au sud au cours des 20 dernières années. Elle estime que l’ekiben sera à l’avenir une nouvelle branche de la cuisine destinée aux gourmets. “Bon nombre d’ekiben sont réalisés avec plus d’une dizaine d’ingrédients. Ils sont préparés et assaisonnés de façons très variées. On voit aussi apparaître de plus en plus d’ekiben que je présente comme “exotique” à l’instar du Kôshû wine bentô. Ce dernier est composé de plats qui se marient bien avec le vin comme des petits morceaux de viande et une omelette espagnole, le tout accompagné d’une petite bouteille de vin”, ajoute-t-elle.
Parmi les plats traditionnels, les ekiben originaires du Tôhoku, c’est-à-dire le nord-est de l’archipel, sont particulièrement appréciés. Ekiben-ya Matsuri, sans doute le plus grand magasin spécialisé qui propose près de 170 ekiben différents, écoule chaque jour quelques 10 000 boîtes-repas (20 000 lors de grands départs) depuis son ouverture en août 2012 dans l’enceinte de la gare de Tôkyô, publie régulièrement le palmarès des meilleures ventes d’ekiben. Parmi elles, ceux en provenance du nord-est et des régions frappées par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011 figurent en tête de liste. C’est le cas du Gyûniku Domannaka produit à Yonezawa, dans la préfecture de Yamagata. Selon Uesugi Tsuyoshi, cet engouement pour les ekiben venus du nord-est s’explique avant tout par le désir des consommateurs de soutenir les régions sinistrées et les aider à leur reconstruction. “La tragédie a sérieusement affecté le secteur des ekiben, et pas seulement dans le Tôhoku”, raconte-t-il. “Dans la préfecture de Nagano, par exemple, une entreprise très populaire fondée en 1903 a été contrainte de mettre la clé sous la porte quand les gens ont cessé d’acheter des ekiben au moment de la période de deuil liée à la catastrophe”. Uesugi Tsuyoshi estime cependant que la popularité des ekiben du Tôhoku s’explique également par le fait que les gens aiment la nourriture de cette région. “Dans cette partie du Japon, il existe de nombreuses variétés de viandes de bœuf (Yonezawa, Maezawa, etc.) et Sendai est célèbre pour sa langue de bœuf. Si on prend l’exemple du Gyûniku Domannaka, c’est un ekiben qui utilise du riz local Domannaka sur lequel est disposé du bœuf de Yonezawa mijoté à la sauce sukiyaki. Il est tellement populaire qu’on le trouve non seulement à la gare de Yonezawa, mais aussi à la gare de Yamagata et dans les grandes gares de la capitale Tôkyô, Ueno ou encore Ômiya”, explique-t-il.
Les foires aux ekiben joue un rôle important dans la vente de ces spécialités, notamment dans les grands magasins répartis sur tout le territoire. La première s’est tenue en 1966 lors des fêtes du Nouvel An. On y trouvait alors quelque 200 différentes sortes d’ekiben. Au terme de cette première foire, quelque 400 000 boîtes-repas avaient été écoulées pour un chiffre d’affaires de 600 millions de yens. Depuis cette date, c’est en hiver, notamment en janvier, que se déroulent ces foires qui attirent 20 à 30 % de clientèle supplémentaire. A titre d’exemple, le grand magasin Keiô situé à la gare de Shinjuku a vendu 283 726 ekiben au cours de sa foire qui a duré 13 jours l’an dernier. La meilleure vente fut l’Ikameshi, un ekiben à base de poulpe et de riz, originaire de Hokkaidô. Il s’en est écoulé 56 102. A 470 yens l’unité, c’est un ekiben bien plus abordable que la moyenne, mais surtout son succès montre que les amateurs de bonne chère, même en temps de crise, cherchent à manger les meilleurs plats. Gianni Simone