Avec La Centrale en chaleur, le romancier utilise le grotesque pour réveiller ses contemporains.
Quand on évoque la littérature japonaise des trente dernières années, le nom qui revient invariablement sur toutes les lèvres est celui de Murakami Haruki. L’auteur de 1Q84, best-seller mondial, n’a pas volé sa notoriété internationale, mais celle-ci a fait de l’ombre à d’autres auteurs de la même génération qui, pendant ces trois dernières années, ont été oubliés par les grandes maisons d’édition prêtes à batailler pour publier les œuvres du grand Murakami. Parmi ces auteurs négligés figure Takahashi Gen’ichirô. Considéré au Japon comme l’un des écrivains majeurs de la littérature contemporaine, il commence timidement une carrière internationale grâce à la curiosité et le courage (n’ayons pas peur de le dire) d’éditeurs prêts à prendre des risques. C’est le cas de Books Editions qui, après Sayonara Gangsters paru au printemps dernier, a choisi de publier La Centrale en chaleur (Koisuru genpatsu), un roman que l’auteur avait commencé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 avant de le mettre de côté. “Je voulais écrire sur ce thème. Comme je ne parvenais pas à aborder la question comme je le souhaitais, c’est-à-dire d’une façon légère, je l’ai mis entre parenthèses. Les événements du 11 mars 2011 m’ont donné l’occasion de le reprendre et de lui donner une nouvelle vie”, explique-t-il.
Très touché par les événements tragiques qui ont frappé la côte nord-est de l’archipel et surtout par l’accident nucléaire de Fukushima Dai-ichi sur lequel il est beaucoup intervenu dans la presse japonaise, Takahashi Gen’ichirô a trouvé une manière originale, loufoque mais aussi touchante d’aborder ce sujet délicat dont le traitement a été codifié par les autorités dans le but d’éviter les questions gênantes. Dernier avatar de cette tentation de cacher les choses, la loi sur les secrets d’Etat adoptée fin 2013 qui a d’ailleurs suscité la colère de l’écrivain. Avec La Centrale en chaleur, Takahashi choisit d’aller au clash, en racontant l’histoire d’un réalisateur de films porno qui décide de faire un long métrage X à but humanitaire afin de venir en aide aux sinistrés du séisme du 11 mars 2011. La part de grotesque dans ce roman étonnant rappelle la façon dont certains auteurs de manga comme Hanawa Kazuichi ou Maruo Suehiro abordaient des thématiques fortes dans leurs œuvres du début des années 1970. C’était l’époque où le Japon basculait défintivement dans le camp de l’Amérique et jetait un voile pudique sur la période noire de la guerre. A l’instar de ces grands artistes que l’on commence aussi à découvrir en France, Takahashi manie la plume avec une fausse légèreté. La Centrale en chaleur ne doit pas se lire au premier degré avec ses gros mots et ses expressions fleuries. Comme à son habitude, il s’en prend aux idées reçues et à cette capacité des Japonais à oublier les sujets qui fâchent.
Et pour secouer le cocotier, Takahashi n’y va pas par le dos de la cuillère et convoque toutes les célébrités du moment. D’Angelina Jolie avec qui le réalisateur aimerait coucher à Kim Jong-il, du moins un sosie hardeur, en passant par Miyazaki Hayao qu’il voudrait bien mettre au générique et l’empereur Akihito, il n’épargne personne, y compris lui-même. Le roman contient en effet des éléments autobiographiques puisque dit-il “j’ai moi-même réalisé trois films érotiques par le passé. C’était en 1996. A l’époque, je m’étais rendu sur le tournage d’un film X pour les besoins d’un article. Le réalisateur, qui était l’un de mes amis, m’a proposé de le diriger plutôt que d’être un simple spectateur. C’est ce que j’ai fait avant d’en réaliser deux autres par la suite, même si cette expérience a été pour le moins embarrassante”. C’est sa façon de montrer qu’il n’entend pas se poser en donneur de leçons. L’important, c’est de parler du sujet, de le triturer afin qu’il en sorte quelque chose.
Il aurait pu le faire de façon sérieuse à la manière d’un Murakami Haruki lors de la remise du prix international de Catalogne en juin 2011, mais cela aurait été à l’encontre de sa nature qui privilégie le rire pour traiter les sujets les plus sensibles.
– Président, la liberté d’expression n’existe pas au Japon, vous ne le saviez pas !?
– Ah bon ! Y en a pas ?
– Non !
– Pourquoi ?
– Ben parce que le peuple nippon pense que la liberté d’expression n’est pas un bien nécessaire ! Parce qu’il pense que cela ne change rien que cette chose-là existe ou non.
Takahashi entend bien ne pas abandonner ce bien et il le montre d’une bien belle façon dans ce roman à lire et à relire.
Gabriel Bernard