Peu connu en dehors de l’archipel, Suzuki Osamu a pourtant réussi à exporter sa marque dans le monde entier.
L’industrie automobile a toujours été dominée par des patrons hors-norme dont la vision a permis d’entraîner leur entreprise vers de nouveaux territoires ou de nouvelles directions. Au Japon, le monde économique et politique est composé d’une armée de bureaucrates aux cheveux gris qui travaillent souvent dans l’ombre pour le bien de leur société ou du pays. Suzuki Osamu n’appartient pas à cette catégorie. Tout au long de sa carrière qui s’étale sur quatre décennies, le PDG de Suzuki Motor Corporation, aujourd’hui âgé de 84 ans, a modelé l’entreprise implantée à Hamamatsu selon sa propre philosophie. Il a ainsi développé ses activités à l’étranger en s’appuyant sur son expérience des petits modèles, ce qui lui a permis notamment de devenir leader sur le marché indien au cours de son premier mandat de président entre 1978 et 2000.
Né sous le nom de Matsuda Osamu, le futur patron de Suzuki a d’abord été employé de banque avant d’entrer en 1958 chez Suzuki Motor Co. En raison de ses qualités, il a été choisi pour diriger l’entreprise et suivant une tradition bien japonaise, il a pris le nom de son épouse Shoko, la petite-fille du fondateur de l’entreprise, Suzuki Michio. Devenu PDG en 1978, il est aujourd’hui l’un des patrons japonais en place les plus anciens du moins dans le secteur automobile.
Comme la plupart de ses concurrents, le roi des petites cylindrées a aussi été victime de la crise économique qui a frappé le pays au début des années 1990. Mais il n’a jamais perdu la foi dans ses véhicules et continue encore aujourd’hui à les défendre. “Elles continueront à bien se vendre”, martèle-t-il. “Les 41% de part de marché qu’elles occupent aujourd’hui dans l’archipel ne devraient pas baisser. On devrait rester aux alentours de deux millions de véhicules par an, car ce sont des véhicules peu gourmands en carburant et très maniables dans un pays où les rues sont plutôt étroites”. Célèbre pour son management personnalisé et pour sa politique de réduction des coûts menée dans le passé, Suzuki Osamu insiste sur l’idée que son entreprise doit continuer dans cette voie. “A l’avenir, les constructeurs qui produisent de petits véhicules comme nous vont devoir réduire encore plus leurs coûts de production s’ils veulent rester compétitifs sur le marché, assure-t-il. Produire des composants plus petits et plus légers ne suffit pas. Nous devons trouver les moyens de réduire encore nos coûts, mais cela ne doit pas se faire au détriment de la recherche et développement, un domaine dans lequel il faut continuer d’investir.”
A ceux qui disent que son entreprise se contente de produire des petites voitures bon marché, le PDG de Suzuki rappelle la longue liste des innovations techniques dont elle a été à l’origine. “En 1955, Suzuki a été le premier constructeur à produire en masse un véhicule de petite taille, la Suzulight. Même s’il s’agissait d’une petite berline très abordable, elle proposait la traction avant, une suspension indépendante au niveau des quatre roues et un boîtier de direction à crémaillère. C’était à l’époque une véritable avancée technique puisque bon nombre de ces éléments n’ont pas été intégrés par d’autres constructeurs avant des années. C’est pourquoi je crois qu’il est important pour nous aujourd’hui d’augmenter nos investissements et de renforcer nos dépenses dans le domaine de la recherche. Par exemple, nous devons nous pencher sur la demande en véhicules autonomes, c’est-à-dire capables de gérer la conduite sans l’aide du conducteur. Il faut aussi s’intéresser davantage aux modèles les plus propres. On peut donc penser à limiter nos dépenses, mais en aucun cas, celles qui concernent la recherche et le développement”, affirme-t-il.
En plus des innovations techniques dont il se fait un excellent avocat, Suzuki Osamu est célèbre pour sa vision globale et sa capacité diplomatique à transformer son entreprise en l’une des plus importantes dans le secteur des petites cylindrées. Au lieu de chercher à concurrencer des constructeurs plus importants sur leur marché, il a préféré parcourir le monde à la recherche de nouveaux débouchés que ses concurrents avaient négligés. C’est en Thaïlande qu’il a commencé en 1967 avant d’implanter des usines dans l’ensemble de la région Asie-Pacifique. Une tendance qu’il entretient avec succès y compris depuis qu’il a entamé son second mandat à la tête de Suzuki en 2008. “A l’époque, nous avions enregistré pour la première fois une baisse de nos profits liée en grande partie à un recul de la demande dans l’archipel. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance du marché thaïlandais. Il y avait dans ce pays un besoin croissant d’automobiles et j’ai donc décidé de tenter ma chance dans ce pays”, se souvient-il.
Délocaliser une partie de la production vers la Thaïlande ou encore se retirer complètement des Etats-Unis en 2012 constituent des manœuvres payantes pour Suzuki Osamu qui a pu ainsi abaisser ses coûts. Toutefois, le PDG de Suzuki préfère mettre l’accent sur une stratégie de pénétration des marchés à long terme. “L’un des principes a toujours été de “produire localement pour consommer localement” et j’ai toujours cherché à m’y tenir, explique-t-il. Lorsque vous arrivez sur un nouveau marché, vous ne pouvez pas juste vendre des voitures. Vous devez étudier et comprendre le pays où vous vous installez afin de trouver ce qui vous permettra d’installer une relation de confiance avec les consommateurs locaux. Regardez ce que nous avons réussi à faire en Inde. Quand nous nous sommes implantés, le marché était dominé par des voitures démodées. Nous avons évalué la situation et nous avons été en mesure d’inverser la tendance, en introduisant de petites voitures bien plus modernes, ce qui a totalement bouleversé le marché automobile local.”
Bien que l’Inde demeure le plus gros marché pour Suzuki, d’autres constructeurs ont fait leur apparition pour pouvoir profiter du gâteau, réduisant d’autant la suprématie de l’entreprise japonaise. Cela n’empêche pas Suzuki Osamu de rester optimiste vis-à-vis de l’avenir. “Nous espérons que l’Inde va accélérer son développement sous l’influence du nouveau Premier ministre Narendra Modi. Comme d’autres pays émergents, le développement de l’Inde est difficile à prédire. Le ralentissement économique enregistré ses dernières années a touché tous les constructeurs automobiles. Mais je reste très satisfait de notre part de marché dans ce pays où il y a une population importante qui veut des voitures de qualité. Cela reste un marché très lucratif pour nous. Nous avons ainsi pu améliorer nos ventes sur le territoire indien en adaptant nos modèles Wagon R et Alto aux besoins locaux. Notre filiale Maruti Suzuki va aussi lancer de nouveaux modèles pour préserver notre part de marché”, assure-t-il.
Sa confiance dans le marché indien, il la manifeste en construisant une nouvelle usine dans l’Etat du Gujarat, à l’ouest du pays. Elle devrait être achevée en 2017. “Les routes y sont bonnes et la fourniture d’énergie y est assurée. Quand cette usine sera prête à démarrer, nous serons en mesure de produire 3 millions de véhicules contre 1,5 million aujourd’hui”, ajoute-t-il.
Suzuki peut aussi s’enorgueillir de n’avoir jamais enregistré de baisse de profits sous la direction de son PDG actuel. En 2013, l’entreprise a même enregistré un bénéfice record de 107,5 milliards de yens qui sera sans doute dépassé cette année avec une projection de 188 milliards de yens. L’action de Suzuki Motor a vu son cours faire un bond de 13%. Il est vrai que les revenus de Suzuki Motor sont bien inférieurs à ceux du géant Toyota, ce qui l’handicape pour investir dans la recherche et le développement. Néanmoins Suzuki Osamu ne se sent pas pour autant infériorisé. “Toyota est le numéro un. En tant que constructeur automobile, vous devez être en mesure de produire une gamme complète allant des petits au gros modèles. Néanmoins, Toyota ne produit pas de petites cylindrées de 660 cc et pourtant cela représente au moins un tiers du marché. En d’autres termes, même un géant comme Toyota n’est pas en mesure de conquérir ces 30 % tout comme d’ailleurs les autres grands constructeurs que sont General Motors, Volkswagen ou Fiat”, dit-il avec malice.
Cela ne veut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tous les constructeurs japonais de petites cylindrées sont aujourd’hui confrontés à de nouveaux défis depuis que le gouvernement a décidé de ne plus aider ce secteur particulier comme il le faisait par le passé. Comme ces véhicules sont trop petits pour trouver leur place sur les marchés occidentaux, les autorités japonaises en ont tiré la conclusion qu’en cette ère de globalisation, les entreprises japonaises ne devaient pas gaspiller leur argent dans la recherche pour des véhicules qui ne seront jamais exportés. Cela a eu pour conséquence d’augmenter les taxes, en particulier celle portant sur ce type de voiture qui a enregistré une hausse de 50 %. Une décision qui n’a pas fait le bonheur de Suzuki Osamu et l’a conduit à réagir. “Pour moi, cela revient à pénaliser les plus faibles, c’est-à-dire tous ceux qui veulent acheter des produits abordables et de bonne qualité. Toutefois, puisque cela a été décidé et que cela semble irrévocable, cela ne sert à rien de se morfondre. Cette décision m’a obligé à réfléchir pour trouver une solution. Aujourd’hui je pense que nous devons travailler pour accroître la part de marché de ces petites cylindrées”.
Un autre sujet de mécontentement du patron de Suzuki Motor vis-à-vis du gouvernement est l’impact négatif que le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), traité de libre-échange initié par les Etats-Unis, aura sur le marché des petites cylindrées. “Le TPP n’a pourtant rien à voir avec ce marché. Le gouvernement américain estime néanmoins que l’existence de ces voitures constitue un obstacle à la vente des véhicules américains au Japon. Pourtant il n’existe aucune taxe à l’importation des voitures étrangères dans notre pays. Cela signifie que n’importe quel pays peut se lancer dans la production de véhicules de petites cylindrées pour concurrencer les constructeurs japonais sur un pied d’égalité”, explique-t-il.
Interrogé sur l’augmentation de la TVA en avril qui est passée de 5 % à 8 %, Suzuki Osamu affirme que cela n’a pas pesé sur les résultats de son entreprise. “Nos ventes au cours du premier semestre 2014 ont été à peu près équivalentes à celles de l’an passé à la même période. La politique du gouvernement a aussi permis d’augmenter les salaires pour la première fois depuis des années. Le bonus que les salariés ont reçu en juillet étant calculé sur leur salaire augmenté leur a permis d’obtenir un pouvoir d’achat plus important. Néanmoins, je me permets d’ajouter qu’une augmentation de salaire doit être planifiée avec soin. Je comprends les demandes du gouvernement en la matière, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’une entreprise doit suivre la volonté des politiciens avant d’avoir vérifié ses propres comptes. Nous parlons bien du droit pour chaque entreprise de gérer librement son développement. Ce n’est qu’après avoir bien évalué les choses que nous pouvons dire ce qui est bon pour notre entreprise”, conclut l’homme qui reste aujourd’hui le pape de la petite cylindrée.
Jean Derome