Pour la cinéaste Yang Yong-hi, son récit familial lui permet d’aborder de front la question des zainichi.
Issue de la deuxième génération des zainichi, les immigrés coréens au Japon, la réalisatrice et auteur Yang Yong-hi offre un point de vue unique sur les relations nippo-coréennes à travers le destin tourmenté de sa famille, coupée en deux entre Osaka et Pyongyang. Née en 1964, ce petit bout de femme à la forte tête a grandi à Osaka sous l’égide patriotique de son père, ardent communiste et membre de la Chongryon, une organisation controversée d’aide aux Nord-Coréens résidant au Japon.
Alors qu’elle a 6 ans, ses trois frères, agés de 14, 16 et 18 ans, sont envoyés par leur père à Pyongyang dans le cadre du « programme de rapatriement », une propagande instaurée à partir de 1959 au Japon pour inciter les zainichi à partir en Corée du Nord. Ses frères ne reviendront pas.
De ce traumatisme naît un premier documentaire, Dear Pyongyang (2005) qui retrace le voyage de ses parents en visite à Pyongyang et ses débats politiques passionnés avec son père. Sorti en 2010, Itoshiki Sona (Sona, un autre moi) raconte le quotidien de la famille : sa mère, fidèle patriote, mais mère avant tout, envoie depuis 30 ans des paquets de nourriture japonaise et de l’argent à ses fils, dont l’un d’eux a eu une petite-fille, Sona. Yang Yong-hi filme avec délicatesse l’innocence et l’inévitable endoctrinement de sa nièce élevée à Pyongyang, et qui aurait pu être son double. Interdite de séjour en Corée du Nord après le tournage en 2006, la réalisatrice ne reverra pas Sona ni ses frères, sauf l’un d’eux, autorisé à revenir au Japon après 25 ans pour soigner une tumeur.
Ce retour inespéré, miraculeux, inspire en 2012 le premier long-métrage de Yang Yong-hi, Kazoku no kuni (Our homeland) dont le titre traduit littéralement signifie “le pays de la famille”. Primé au festival international du film de Berlin, ce film concentre toute la tendresse et la déchirure d’une sœur condamnée à vivre séparée de ses frères à cause d’une aberration de l’Histoire. Enfer où habitent les êtres chers, la Corée du Nord devient véritablement à travers le regard de Yang Yong-hi, “le pays de la famille”.
Rencontrée à Tôkyô, Yang Yong-hi parle d’une voix fragile et sans jugement de sa Corée du Nord. Sujet occulté depuis l’après-guerre jusqu’à nos jours, la communauté coréenne au Japon représente pourtant, selon la réalisatrice, une clé essentielle pour comprendre le Japon.
Vos frères sont partis dans le cadre d’un programme de rapatriement instrumentalisé par Pyongyang mais aussi par Tôkyô ?
Yang Yong-hi : Cela semble impensable aujourd’hui, mais à l’époque, le Parti communiste japonais était très influent et a pu convaincre des milliers de Coréens qui souffraient de discriminations, que la Corée du Nord était un “paradis sur terre” où ils trouveraient du travail et un logement gratuit. Cette propagande a été instrumentalisée par la Croix rouge et tous les médias japonais dans le cadre d’une politique d’émigration massive : il s’agissait pour le Japon de chasser le plus de Coréens possible. Du côté de Pyongyang, faire venir de la main-d’œuvre avec un pouvoir d’achat bien supérieur à la moyenne du pays constituait un enjeu économique de taille. Quand mes frères sont partis, j’avais 6 ans. Je les ai accompagnés jusqu’au ferry et après je ne me souviens plus de rien. J’ai eu de la fièvre pendant une semaine, je délirais. Ça a été un véritable traumatisme. J’adorais mes frères.
Vous avez fait plusieurs voyages à Pyongyang, dont le premier à l’âge de 17 ans. Quelles ont été vos impressions ?
Y. Y. : Je faisais partie d’une délégation de mon lycée pour aller à Pyongyang. C’était une école nord-coréenne. J’ai tout de suite été marquée par le nombre de monuments et de statues. On était obligé de s’incliner devant, c’était vraiment un supplice. Mon père est sympathisant de la Corée du Nord. Mais moi je suis née au Japon. Je regardais des films occidentaux et j’admirais par-dessus tout le caractère individualiste de ces sociétés. Dans ce sens, la vie collective en Corée du Nord était vraiment pénible. En tant que zainichi, j’étais traitée comme une VIP et au début, on ne m’a montré que les jolis aspects. Les gens sont sans cesse surveillés et doivent faire leur autocritique régulièrement. Mais quand j’ai pu boire avec eux le soir, j’ai pu voir le côté caché de leur vie, leurs sentiments. Je me suis rendue compte qu’ils étaient comme nous. Il y avait un oncle qui à chaque fois qu’il était saoul critiquait l’économie du pays. Sauf qu’en disant cela, il devenait un danger public pour toute sa famille, ses voisins. Moi-même, je devais faire très attention à mes frères.
Vous avez revu vos frères après 11 ans, comment cela s’est-il passé ?
Y. Y. : J’étais à la fois excitée et terrifiée. Je me demandais s’ils se rappelaient toujours de moi, s’ils savaient toujours parler japonais. J’avais peur qu’ils soient devenus des sympathisants de Kim Jong-il et qu’on n’ait rien à se dire ! Mais finalement, ils parlaient le japonais avec le dialecte d’Osaka comme avant. Ils n’avaient pas du tout changé! Ils étaient mariés, avec des enfants, et avaient des niveaux de vie plus élevés que la moyenne grâce aux envois d’argent du Japon.
Vos frères n’ont jamais pensé à s’échapper, comme les dappokusha, comme on appelle ceux qui ont fui le nord ?
Y. Y. : Ils disaient toujours en rigolant : “On n’a pas cette endurance !” En plus, il faut un miracle pour que la famille entière réussisse à s’évader, en général, c’est seul qu’on y arrive. C’est une expérience vraiment terrible, à vivre des années de clandestinité avant de réussir à le faire.
Vous avez publié l’histoire très personnelle de votre famille au risque de ne plus pouvoir les voir, pourquoi ce choix ?
Y. Y. : Il faut transmettre l’Histoire. 93 000 Coréens ont quitté le Japon pour la Corée du Nord et ne sont plus jamais revenus. Pourtant, à part quelques ouvrages mineurs parus dans l’archipel, personne n’aborde cette tranche de l’histoire et de la communauté coréenne d’après-guerre. C’est inconcevable, n’est-ce pas ? Il ne s’agit pas de s’attaquer à tous les sujets tabous, mais quand même, on ne peut pas prétendre comprendre le Japon sans traiter des zainichi, d’autant plus qu’on peut aborder le sujet de manière imaginative. Avec toutes ces contradictions, il y a matière !
Depuis le retour d’Abe Shinzô au pouvoir en 2012, il y a un regain de sentiments anti-coréens orchestrés par le groupe d’extrême droite Zaitokukai. Vous avez participé à des contre-manifestations, pouvez-vous nous décrire un peu l’ambiance ?
Y. Y. : Quand en pleine journée à Shinjuku, au centre de Tôkyô, on voit un defilé qui scande “On va tous vous tuer !” avec des pancartes représentant des Coréens et des cafards, et qu’on sait qu’ils ont eu l’autorisation pour le faire, c’est d’une violence vraiment insupportable. Je ne vois pas d’inconvénients à ce que des groupes extrémistes comme Zaitokukai existent, mais pas sur la place publique. Il y a des lois qui condamnent les menaces de mort exprimées par courriel ou autre, mais quand il s’agit d’une menace visant les Coréens, on dit que c’est la liberté d’expression ! J’aimerais bien personnellement qu’une manifestation de ce genre se déroule pendant les Jeux olympiques en 2020, pour voir la réaction des visiteurs étrangers !
Que pensez vous des écoles nord-coréennes au Japon ?
Y. Y. : J’ai fréquenté l’école nord-coréenne jusqu’à l’université. Par rapport aux écoles japonaises, il n’y avait pas de harcèlement ou de discrimination raciale. On pouvait être libre, on ne cachait pas son identité. A présent, la discrimination envers les zainichi a diminué mais par oubli, c’est pire! Les jeunes ne font pas de discrimination car ils ignorent l’histoire, ce qui est aussi une forme de crime. Quand des lycéens demandent pourquoi il y a autant de Coréens au Japon, on se dit qu’il y a un vrai problème d’éducation. Au Japon, nous sommes toujours dans un monde facilement contrôlable, idéal pour la propagande, il ne faut pas l’oublier.
La publication de votre travail a eu des conséquences sur votre vie familiale ?
Y. Y. : Oui, je suis interdite de séjour en Corée du Nord. Mais même si je ne peux plus voir mes frères, ils restent ma famille. Vraiment, la famille c’est quelque chose d’incroyable ! Dans ce sens, la Corée du Nord restera toujours le pays de ma famille.
Propos recueillis par Alissa Descottes-Toyosaki