A une vingtaine de kilomètres de Hiroshima, on célèbre chaque année l’esprit du pinceau.
Sous le crachin matinal, une douzaine d’hommes et de femmes font la queue devant un monticule en forme d’autel de pierre où un petit feu crépite. Chacun à leur tour ils jettent une poignée de vieux pinceaux dans le brasier. N’allez pas croire qu’il s’agit d’une collecte de déchets à brûler. Vous assistez là à une crémation rituelle. “C’est pour honorer l’âme des pinceaux, pour le travail qu’ils ont accompli”, explique un homme.
Tous les vieux pinceaux du Japon sont envoyés ici pour achever leurs derniers jours. Le bûcher aux pinceaux est un des moments clés du Fude matsuri ou Fête des pinceaux qui se déroule à Kumano, ville montagneuse située à une vingtaine de kilomètres à l’est de Hiroshima. L’événement se déroule le 23 septembre, jour de l’équinoxe d’automne, férié au Japon. On dit que c’est le moment où l’âme des morts redescend sur terre pour une petite visite.
Pour ceux d’entre nous pris dans le tourbillon de la vie moderne qui ne donne guère le temps de montrer de la gratitude aux personnes et encore moins aux objets inanimés, le respect que les habitants de Kumano accordent aux humbles pinceaux peut sembler étrange. Mais, dans un pays où les dieux sont censés habiter dans les rochers, les arbres et les rivières, il n’est pas surprenant que l’esprit du pinceau soit aussi présent à Kumano. Après tout, la cité est presque entièrement dépendante de son industrie du pinceau pour la calligraphie. Près du bûcher aux pinceaux se dresse la tablette en pierre de Fudezuka, monument le plus emblématique de Kumano, qui célèbre ses premiers fabricants de pinceaux. On peut y lire qu’“un pinceau danse au rythme du cœur”.
Kumano est un des rares exemples de villes dont le nom est devenu une marque, synonyme de qualité pour ses pinceaux. Sur les 27 000 habitants de la cité, 1 500 d’entre eux sont des fude-shi ou des artisans producteurs de pinceaux. La ville produit le chiffre étonnant de 15 millions de pinceaux par an, soit 80 % de la production totale japonaise. Le gouvernement a d’ailleurs reconnu l’industrie locale du pinceau comme un art industriel traditionnel. Un label qui a son importance.
Quand l’équipe nationale féminine de football a remporté la Coupe du monde en 2011, le Premier ministre d’alors, Kan Naoto, a offert à ses membres des pinceaux à maquillage. Le Secrétaire général du gouvernement, Edano Yukio, a expliqué que ces pinceaux étaient “la vitrine de l’artisanat traditionnel et de la puissance d’une marque globale”.
“Tout a commencé il y a environ 175 ans, vers la fin de l’époque d’Edo (1603-1868)”, explique Takemori Shin, président de Chikuhôdô, une des 80 entreprises familiales de fabrication de pinceaux fondée en 1952. “Nous vivons dans une région montagneuse où il y a peu de plaines pour l’agriculture. Il était donc très difficile de survivre en hiver. Pour joindre les deux bouts, beaucoup d’hommes avaient l’habitude de se rendre à Nara pour travailler dans l’industrie forestière. Ils y achetaient des pinceaux à calligraphie qu’ils revendaient ensuite quand ils rentraient à Kumano”, ajoute-t-il. Vers 1840, quelques agriculteurs entreprenants ont décidé d’apprendre à fabriquer eux-mêmes des pinceaux. Ils ont combiné plusieurs techniques apprises au cours de leurs déplacements pour finir par développer une méthode originale que l’on ne trouve désormais qu’à Kumano.
En 1877, l’introduction de l’enseignement obligatoire, y compris celui de la calligraphie, a entraîné une augmentation de la demande pour les pinceaux de calligraphie. Comme les ventes ont grimpé, la réputation des pinceaux de Kumano a commencé à se répandre. C’est comme cela que la marque est née.
Ces dernières décennies, pour répondre à la baisse de la demande concernant les pinceaux de calligraphie, Chikuhôdô et de nombreuses autres sociétés de Kumano se sont tournées vers la production de pinceaux de maquillage haut de gamme, en s’appuyant toujours sur la technique artisanale traditionnelle. Grâce à cette capacité d’adaptation, l’industrie du pinceau de Kumano a survécu et même prospéré. On y produit désormais des pinceaux pour les cosmétiques, la peinture et même à des fins médicales. Aujourd’hui, les pinceaux de Kumano sont exportés partout dans le monde et sont utilisés par des personnes venant de tous les horizons, des écoliers japonais à des artistes européens en passant par des modèles de mode américains. Chikuhôdô, l’entreprise de M. Takemori emploie maintenant plus de 100 personnes.
Qu’est-ce qui rend les pinceaux de Kumano si particuliers ? “Touchez-les et vous verrez”, lance M. Takemori. Il a raison. Ils sont doux et si soyeux. C’est un peu comme si on se brossait les joues avec des pétales de roses. “Aujourd’hui encore, les pinceaux de Kumano sont fabriqués à la main”, ajoute-t-il avec fierté. “C’est le secret de leur douceur”.
Vous pouvez en juger par vous-même en vous rendant au Fude-no-sato kôbô, le musée du pinceau de Kumano, où des artisans locaux viennent faire la démonstration de leur talent. Le musée abrite également le plus grand pinceau de calligraphie du monde (un objet massif de 3,7 mètres de long et pesant 400 kg). Il a été suspendu au plafond. Une fois sur place, prenez le temps de faire une pause dans l’excellent restaurant pour déguster quelques plats traditionnels. Les soba au thé vert, les tempura et les spécialités de la mer intérieure comme l’anago meshi (congre sur son lit de riz) valent le détour.
Les pinceaux de Kumano sont l’un des souvenirs les plus recherchés de la région de Hiroshima. Ne manquez donc pas de visiter la boutique du musée. On peut y graver votre nom sur le pinceau de votre choix. Que diriez-vous d’offrir une brosse de naissance, une brosse conçue spécialement pour les cheveux de bébé ? Ils sont même en mesure d’en fabriquer avec les premiers cheveux de votre enfant. Comme dit le proverbe japonais : “Un pinceau qui trace de belles lettres fera un enfant brillant”. Vous pouvez également essayer de fabriquer votre propre pinceau.
A l’extérieur du musée, la pluie matinale a cessé à midi, comme l’avait prévu avec sa précision habituelle la météo sur la chaîne publique NHK. L’air de la montagne est envahi de l’odeur des yakisoba (nouilles sautées), des boulettes de poulpe et des brochettes de calmar qui provient des différents stands colorés proposant une nourriture simple mais tentante. Sur d’autres stands, les entreprises locales vendent leurs brosses à des prix sacrifiés.
En dehors de la nourriture, la Fête des pinceaux (Fude matsuri) est un moment de célébration dédié à l’Esprit du pinceau et à tout ce qui se rapporte à la calligraphie. Des milliers de visiteurs venus de tout le Japon s’y rendent pour profiter des expositions, des concours de calligraphie et des démonstrations de sumi-e (dessin à l’encre de Chine). Il est assez extraordinaire d’observer la main d’un expert réaliser un bosquet de bambou parfait en quelques coups magiques de pinceau, comme si pinceau et encre semblaient dotés d’une vie propre. Comme le dit l’inscription gravée dans la pierre, le pinceau danse vraiment au rythme du cœur.
Si vous préférez mettre la main à la pâte, une foule de jeunes bénévoles se tiennent à disposition pour aider les jeunes et les moins jeunes à apprendre quelques gestes de base de la calligraphie, à se familiariser avec le sumi-e ou à concevoir des cartes postales souvenirs.
Le cœur du festival est le sanctuaire de Sakakiyama construit au Xe siècle. Comme beaucoup de constructions anciennes de ce type, il se trouve au sommet d’une colline escarpée. Il y a 99 marches à gravir pour atteindre le sommet. Le chemin est connu sous le nom d’avenue du pinceau décorée de quelque 10 000 pinceaux du plus petit au plus gros. “Tout le monde peut les toucher”, rappelle M. Takemori.
Au sommet, à côté de l’autel, un magnifique cèdre qui semble aussi ancien que le sanctuaire lui-même. Sur des bâches bleues étendues sur le sol autour du sanctuaire, on trouve toutes sortes de marchandises et d’antiquités à vendre. “Il y a des années, il n’y avait pratiquement aucun magasin dans les petites villes comme Kumano. C’est pourquoi les marchands ambulants avec leurs stands ont fait leur apparition au moment de la Fête des pinceaux. Cela a permis aux gens de découvrir et d’acheter de nouvelles choses”, raconte Takemori Shin.
L’un des moments forts du matsuri est la démonstration de calligraphie par un maître calligraphe sur la vaste esplanade en dessous du sanctuaire. A la manière d’un Jackson Pollock japonais, le maître pieds nus se déplace autour de sa “toile” (une grande feuille de vinyle étendue sur le sol) dans un tourbillon, brandissant un énorme pinceau avec son bras, tandis que son assistant se tient près de lui avec un encrier, gros comme un tonneau. Avec ses grands traits gracieux, le maître compose un message. Chaque année, la tâche incombe à un maître et son message est très attendu par les spectateurs. Une année, cela avait été un haïku énigmatique du légendaire poète Matsuo Bashô : “Cette route, sur laquelle personne ne va, soir d’automne”. Une autre année, ce fut un message de solidarité avec les victimes du tremblement de terre du Tôhoku, et encore une autre, une simple prière de gratitude destinée au Fude no Kokoro (l’esprit du pinceau). Une fois qu’il a été composé, le message est suspendu pour que tout le monde puisse l’admirer.
Lorsque le maître calligraphe se courbe face à la foule et que les applaudissements se calment, les feux d’artifice annoncent l’arrivée d’une procession bruyante dominée par un bateau en bambou richement décoré. A l’intérieur se trouve le kami, ou l’esprit de la divinité locale. Les hommes portant la veste traditionnelle happi chantent en le transportant sur l’avenue du pinceau et ses 99 marches, jusqu’au sanctuaire. Le kami s’y reposera alors jusqu’à la prochaine équinoxe d’automne, quand Kumano sera une nouvelle fois pris dans le tourbillon de l’esprit du pinceau.
Steve John Powell