Le célèbre céramiste Kuroda Taizô a parcouru un long chemin avant d’atteindre ses objectifs de simplicité.
Au Japon, le proverbe “Tôdai moto kurashi” (prendre de la distance pour mieux voir ce qui est sous notre nez) est populaire et de nombreux artistes locaux peuvent le revendiquer. Kuroda Taizô ne fait pas exception. La vie de ce céramiste reconnu, aujourd’hui âgé de 69 ans, ressemble à celle d’autres artistes qui ont quitté leur pays à la recherche de nouveaux horizons et d’inspiration avant de rentrer et de cueillir les fruits de leur longue quête. Après avoir passé de nombreuses années à se former à l’étranger, le maître potier est revenu dans l’archipel pour s’imposer comme l’un des meilleurs céramistes de la planète dont le style est moins inspiré par les techniques occidentales ou la céramique japonaise traditionnelle que par la porcelaine blanche coréenne Joseon. Ses œuvres se démarquent radicalement des porcelaines techniquement parfaites d’Arita, de Kakiemon et de Nabeshima pour ne nommer que les plus célèbres centres de production du pays.
J’ai entendu dire que votre histoire d’amour avec la poterie serait le fruit du hasard.
Kuroda Taizô : C’est juste. Personne dans ma famille n’était potier. Tout a commencé par une rencontre dans un lieu inattendu : un restaurant parisien. Au lycée, j’avais été attiré par l’Occident grâce à ses films et j’avais toujours rêvé de pouvoir me rendre en France. En 1966, le gouvernement japonais a fini par autoriser tous les citoyens japonais à voyager librement à l’étranger et j’ai saisi cette chance. Les billets d’avion à l’époque valaient une petite fortune – l’équivalent aujourd’hui de 3 millions de yens (23 800 yens) – et ma mère était très inquiète à l’idée que je parte. Mais pour moi, c’était une grande aventure. J’avais 20 ans et j’étais fauché. Je devais donc trouver un boulot. Alors que j’étais en train d’attendre à la table d’un restaurant parisien, j’ai fait connaissance avec le célèbre céramiste et futur trésor national vivant Shimaoka Tatsuzo.
Shimaoka était l’un des plus importants représentants du mouvement mingei promouvant l’artisanat populaire…
K. T. : Oui. Le terme mingei (voir Zoom Japon, n°25, novembre 2012) signifie littéralement “l’art des gens ordinaires réalisé à la main”. Les artistes étaient attachés à la simple beauté de ces objets du quotidien conçus et façonnés par des artisans ordinaires.
Vous êtes devenu son apprenti ?
K. T. : En quelque sorte, mais ça ne s’est pas fait immédiatement. A cette époque, je ne manifestais guère d’intérêt pour la poterie. Néanmoins, le maître Shimaoka m’a présenté au potier canadien Gaëtan Beaudin qui est aujourd’hui reconnu comme le père de la céramique moderne au Québec. J’ai alors commencé à m’intéresser à la poterie. Un an plus tard, je me suis rendu au Canada pour rencontrer Beaudin et c’est là que j’ai touché pour la première fois de ma vie un tour de potier. J’ai ressenti à ce moment-là que ce travail serait celui de toute ma vie. J’ai donc décidé de rester au Québec et d’apprendre aux côtés de Beaudin. Au total, j’ai passé 15 ans de ma vie à l’étranger, dont 13 au Canada où j’ai principalement travaillé comme designer pour SIAL, l’entreprise de Beaudin. Celle-ci produisait de la vaisselle fonctionnelle. Pendant cette période, je suis rentré deux fois au Japon pour travailler sous les ordres de Shimaoka, à Mashiko.
On compare souvent votre style avec le minimalisme occidental. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ?
K. T. : Je ne connais pas vraiment la définition du minimalisme occidental, mais je comprends que ce n’est pas très éloigné du minimalisme japonais. Ce qui est certain, c’est que mes œuvres se rapprochent de la tradition japonaise. La seule chose que je peux en dire, c’est que j’ai toujours été attiré par les choses simples et d’une certaine façon, ma sensibilité a quelque chose en commun avec tous ces différents styles. Par le passé, plusieurs personnes ont même affirmé que mes œuvres leur rappelaient les natures mortes du peintre italien Giorgio Morandi, mais à cette époque, je ne le connaissais pas du tout. Pour être tout à fait franc, pour moi, l’art est art et cette expression de pureté peut être trouvée partout dans le monde sans qu’il soit question de définitions.
Vous avez évoqué votre travail avec Shimaoka Tatsuzo à Mashiko. Cette ville de la préfecture de Tochigi est célèbre pour son style rustique et simple…
K. T. : Il n’empêche qu’aujourd’hui la poterie moderne qui y est produite est de différentes formes. Et ceci grâce à la liberté créative que Hamada Shôji a réussi à imposer dans ce centre de production. Beaucoup de gens ont estimé que mon travail s’apparentait au sien. Cela me satisfait car j’adore ses œuvres.
Est-ce que votre retour au Japon en 1981 a eu une influence sur votre approche à l’égard de la poterie ?
K. T. : Mon retour au pays a ouvert une nouvelle phase dans ma quête d’une expression artistique. A ce moment-là, j’étais encore en train d’explorer différentes voies, en testant plusieurs types de matériaux et toutes sortes de styles pour les décors. Mais je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire. Ce n’est qu’en 1991, lorsque j’ai installé ma maison-studio dans la péninsule d’Izu que j’ai compris que la liberté absolue était en définitive un obstacle à mon art et qu’il était nécessaire que j’établisse quelques limites. J’ai donc abandonné tout ce me semblait superflu pour revenir aux fondementaux. Cela m’a libéré.
Il semble que vous êtes resté fidèle à cette approche au cours des 25 dernières années, en vous concentrant sur la forme, la couleur (le blanc) et votre tour. Comment obtenez-vous ce blanc ?
K. T. : J’utilise différentes terres provenant de plusieurs endroits parmi lesquels la préfecture de Hyôgo et la Nouvelle-Zélande. La seule façon pour moi d’atteindre une totale liberté d’expression consiste à me restreindre moi-même. En réduisant mon choix de couleur au seul blanc, cela m’a permis de me concentrer sur mon véritable objectif qui est d’établir une relation avec les gens. Je sais que mes œuvres sont louées pour leur qualité artistique, mais le fait est que je réalise seulement des objets fonctionnels que les gens peuvent vraiment utiliser comme de la vaisselle ou des vases. Vous pouvez d’ailleurs en trouver dans de nombreux restaurants. Comme les artistes du mouvement mingei, je trouve la beauté dans la simplicité. Par exemple, la plupart des objets collectés par le Musée des arts populaires du Japon à Tôkyô sont de simples outils, mais à mes yeux, ils ont tendance à les surévaluer. Ce sont de beaux objets et c’est vraiment la seule chose qui compte.
Vos réalisations sont également célèbres pour leurs bords incroyablement minces – parfois ils ne dépassent pas un millimètre – qui semblent toujours être proches de la rupture. Est-il vrai que vous n’utilisez aucune machine pour atteindre ce résultat ?
K. T. : Oui, je veux travailler avec mes mains qui constituent mes outils préférés. Les objets que vous avez sous les yeux proviennent uniquement de mon travail manuel avec le tour, sans qu’il y ait aucun autre embellissement. Comme je l’ai dit, je garde toujours à l’esprit mes motivations originales qui prennent le pas sur les considérations stylistiques. C’est comme ça que je fais de l’art. Chacun d’entre nous est une minuscule particule apparemment perdue dans l’univers. Aussi mon but est-il de créer quelque chose qui, je l’espère, pourra toucher la vie des autres.
Propos recueillis par J. D.