Le choix de tourner le dos à la cuisine politique a pu aux yeux de certains ne pas être considéré comme une forme de “courage”, mais plutôt relever d’un calcul commercial, il n’empêche que le Chûgoku Shimbun n’a jamais failli par la suite à la mission qu’il s’était fixé, à savoir de rester au service des lecteurs pour le meilleur et pour le pire. Ce qui s’est passé le 6 août 1945 a définitivement scellé cet engagement puisque le quotidien comme une grande partie de la population de Hiroshima a vécu l’horreur du premier bombardement atomique de l’histoire de l’humanité. Le siège du Chûgoku Shimbun se trouvait à 900 mètres de l’épicentre de la bombe A qui a fait 140 000 morts et laissé la ville entièrement rasée dans un rayon de trois kilomètres. Ce matin-là, 114 employés du journal, environ un tiers de son personnel, se trouvaient déjà sur place quand le flash mortel a tout détruit. En regardant les photographies prises dans les jours qui ont suivi le largage de la bombe, au milieu du paysage qui ressemble à une immense terre brûlée, on aperçoit quelques rares bâtiments encore debout. Le plus emblématique d’entre eux, le dôme de la bombe atomique inscrit en 1996 au Patrimoine mondial de l’humanité, est là après avoir résisté au souffle malgré sa proximité de l’épicentre, comme le reste du bâtiment du Chûgoku Shimbun. Frappé dans sa chair, avec la disparition brutale de plus d’une centaine de ses collaborateurs, la destruction de ses moyens de communication et de son matériel d’impression, le journal pouvait être considéré comme définitivement mort, à l’instar de la ville. “Hiroshima, contaminée par la radioactivité, va devenir une terre stérile sur laquelle rien ne poussera pendant 75 ans”, pouvait-on lire dans l’édition du Washington Post du 8 août 1945.
Malgré le traumatisme et les visions d’horreur que les survivants ont endurés, un impressionnant désir de surmonter l’adversité s’est emparé d’eux, en particulier des membres du Chûgoku Shimbun. Touchés par la mort de leurs amis ou de leurs proches, ceux qui ont échappé aux effets dévastateurs de la bombe ont vu dans leur bâtiment encore debout un message sinon d’espoir du moins d’un combat à mener en faveur de la reconstruction de la ville. Depuis cette date, le journal s’est donné pour mission d’accompagner le redressement de la cité portuaire et d’être le porte-parole de la lutte contre les armements nucléaires dans le monde. Et il a fallu beaucoup de courage pour y parvenir. Ce n’est pas un hasard si le nouveau siège du journal inauguré en 1969 fait face au Parc du mémorial de la paix comme s’il s’agissait de manifester sa volonté de protéger et de contribuer à entretenir la mémoire liée à ce jour tragique du 6 août 1945. D’ailleurs, dès le 7 août, les journalistes survivants se sont remis au travail et le 9, trois jours après avoir presque tout perdu, le Chûgoku Shimbun reparaissait grâce à l’aide de confrères à Kyûshû et Ôsaka. On a retrouvé cette force morale chez les salariés de l’Ishinomaki Hibi Shimbun (voir Zoom Japon n°18, mars 2012), qui, dans des circonstances différentes, mais tout aussi tragiques du 11 mars 2011, ont choisi de ne pas baisser les bras et de faire leur travail d’information avec les moyens du bord – un paperboard et des marqueurs – coûte que coûte. Près de 78 ans après le bombardement atomique, l’exemple de ces hommes et de ces femmes reste au cœur de l’engagement du journal dans la vie de la région.