Ont-ils été réceptifs à ce message ?
M. A. : Evidemment, tous les étudiants ne sont pas là pour s’ouvrir. C’est pour avoir un diplôme, un emploi dans une grande entreprise. Leur objectif est de réussir à chaque examen. Quand ils restent complètement enfermés dans cette idée-là, c’est difficile de les libérer mais chaque année, entre deux et trois étudiants sont sensibles à ce discours. Certains répondent à ma passion et je sais qu’ils seront marqués durablement.
Dans votre livre, vous vous montrez particulièrement dur à l’égard du gouvernement actuel.
M. A. : Certains me disent que je suis dur, que je suis même méchant. Mais je n’accepte pas le terme “méchant”, peut-être même que je rejette le mot “dur”. Je suis dur parce que le régime actuel mérite cette critique. Je crois que, comme pour les journalistes, le rôle des intellectuels, c’est de critiquer. Je n’accepte pas qu’on parle de méchanceté parce que ma critique est argumentée, elle est documentée, elle est structurée. C’est justement le rôle des intellectuels de proposer une manière de voir qui n’est pas celle du pouvoir.
N’avez-vous pas l’impression que le périmètre laissé à la critique est en train de se réduire au Japon ?
M. A. : Je suis assez pessimiste, mais l’effort à accomplir, c’est de comprendre par quel mécanisme ce régime se maintient. Donc la question que je me suis posée en écrivant ce livre est : comment en est-on arrivé là ? Après 70 ans d’expérience démocratique, pourquoi nous ne pouvons rien faire contre le pouvoir qui cherche à enterrer la Constitution de 1947 alors que c’est précisément ce texte qui a permis aux Japonais, après l’hécatombe de la guerre et le désastre des bombes atomiques de fonder une société démocratique et de la vivre pendant 70 ans. Avec cette Constitution, le Japon est un des rares pays à n’avoir tué personne. Et la population japonaise reste indifférente alors que le parti au pouvoir est en train d’enterrer ce texte. Pourquoi en est-on arrivé là ? Et ce livre est devenu possible quand j’ai cru que je pouvais partir du thème du bain qui révèle la manière particulière d’être ensemble, d’être avec autrui pour aborder cette question essentielle à mes yeux. Donc, toute la troisième partie du livre est consacrée à cette interrogation et j’essaie de chercher des réponses pour comprendre pourquoi le Japon est prêt à faire un retour en arrière et pourquoi il n’y a pratiquement aucune résistance de la part des Japonais. Il n’y a qu’une indifférence que je qualifierais de structurelle. Et je vis d’une certaine façon dans l’angoisse. Tous les matins, je prends en quelque sorte la température de la société japonaise. Je suis assez pessimiste. Mais quand on regarde l’histoire du Japon dans une perspective longue, par exemple, il y a cette expérience de l’ikki, une réalité extrêmement vivante qui a existé au Moyen-Age qui annonce une pratique qui est digne du contrat social. C’est une lueur d’espoir.
Vous semblez cependant peu convaincu…
M. A. : C’est vrai car le discours du pouvoir portant sur la nécessité de “s’adapter à notre époque” trouve un écho dans l’opinion. En France, est-ce qu’on parlerait de l’adaptation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? Le gouvernement japonais explique que dans beaucoup d’autre pays on modifie la Constitution et que le Japon est le seul pays qui ne l’a jamais fait. C’est vrai qu’en France, on a modifié le texte constitutionnel, mais il y a quelque chose qui est inébranlable, c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, car c’est le socle de tout le système. Ce qui se passe au Japon aujourd’hui, c’est comme si on voulait supprimer ce socle-là. Il n’y a pas suffisamment de gens qui parlent de cette façon. La scission entre le monde intellectuel et le reste de la société est extrêmement grave. Il n’y a pas de médiation entre les deux. Les médias et les journalistes ont un rôle trop affaibli. Le débat a disparu au Japon. Cette activité de transmission des idées en provenance du monde intellectuel vers les citoyens n’existe quasiment plus. C’est peut-être à cause du fait que la politique en tant que culture du débat n’existe pas au Japon. On n’arrive pas à la faire exister. On n’a pas réussi à créer un espace ouvert où chacun peut prendre la parole de façon égalitaire, mais c’est peut-être en ce sens-là que la langue japonaise a une part de responsabilité.
Propos recueillis par Odaira Namihei
références
Dans les eaux profondes : le bain japonais, de Mizubayashi Akira, coll. La Rencontre, Arléa, 19 €.