Vous avez aussi écrit, en vous appuyant sur des enquêtes d’opinion, que les femmes se sentent plus heureuses que les hommes. Pourtant leur place ne s’est guère améliorée en dépit des discours officiels. Comment expliquez-vous cela ?
M. J. : En ce qui concerne la parité entre les hommes et les femmes, le Japon occupe effectivement la 121e place (sur 153 pays) dans le Global Gender Gap Report 2020 publié par le Forum économique mondial. Il se situait au 110e rang en 2018 ; il y a donc eu un recul. Les Japonaises sont en bonne place pour la santé, l’espérance de vie ou l’accès à l’éducation, mais le fossé demeure pour ce qui est de leur participation politique et économique. Mes étudiantes m’ont souvent dit qu’elles n’avaient jamais ressenti de sexisme avant de chercher du travail. Il est clair qu’un recruteur n’aurait jamais l’idée de demander à un jeune homme s’il a l’intention de se marier et d’avoir des enfants, alors que les jeunes filles sont encore parfois acculées à répondre à ce genre de questions, au demeurant parfaitement déplacées…
Le scandale des notes manipulées, dans plus d’une dizaine de facultés de médecine pour écarter les femmes de la profession, sous prétexte qu’elles allaient se marier et procréer, montre combien les mentalités sont encore à la traîne. Dans une enquête qui a fait suite à cette affaire, 14 % des étudiantes en médecine ont révélé qu’elles étaient encore interrogées à l’oral de l’examen d’entrée sur la manière dont elles envisageaient de concilier un travail très prenant avec la procréation. Quelles que soient les circonstances, elles se trouvent souvent face à un mur d’incompréhension. Ce fut le cas d’Osakabe Sayaka qui a fini par arrêter de travailler au terme de deux fausses couches imputables au surmenage, et qui a créé depuis un groupe de réflexion pour lutter contre le harcèlement maternel (mataha). Elle raconte qu’elle était constamment harcelée par des collègues plus âgés qui lui reprochaient de mettre en péril la vie de son bébé à venir en continuant à travailler…
Avant de promouvoir une société où les femmes puissent “briller”, il faudrait faire évoluer les mentalités, car, comme le disait l’anthropologue Yamaguchi Tomomi dans le Japan Times en 2014, “les femmes n’intéressent [le gouvernement] que pour pallier à la pénurie de main-d’œuvre ou pour repeupler le pays…” Je ne peux m’empêcher d’observer qu’au moment du développement accéléré de l’économie japonaise, qui correspond en gros aux Trente glorieuses, on glorifiait les sengyô shufu, autrement dit les femmes au foyer qui permettaient aux hommes de se dévouer corps et âme pour la bonne cause. Jusqu’à il y a trente ans environ, on regardait d’un mauvais œil les femmes actives, surtout celles qui travaillaient pour leur accomplissement personnel. Maintenant qu’on veut prioritairement faire appel à cette force de réserve, l’activité d’une mère serait brusquement devenue bénéfique pour son enfant… Cette évolution me semble révéler ce qu’il y a derrière le désir de faire briller les femmes…
Si les femmes japonaises apparaissent plus heureuses, c’est parce qu’elles disposent d’un choix que les hommes n’ont pas : celui d’arrêter de travailler. Une connaissance, diplômée du saint des saints (l’université de Tôkyô), qui avait été embauchée à un haut niveau, a brusquement décidé de se consacrer à plein-temps à l’art martial qu’elle pratiquait. Très douée au demeurant, elle a prétexté d’avoir à s’occuper de ses parents ou de ses beaux-parents âgés, alors qu’elle était matin et soir dans le dôjo. Son mari, qu’elle avait rencontré à l’université où elle avait fait ses études, a-t-il cette option ? Tout est dit !
Quand on observe un retour à l’aspiration d’être femme au foyer, il faut comprendre que traditionnellement l’homme a toujours eu la responsabilité d’alimenter les finances du foyer, même si la femme le secondait dans les champs ou dans les boutiques. Quand je suis arrivée au Japon, la marchande de légumes travaillait avec son bébé dans le dos. Maintenant, leurs enfants ont une place à la crèche, ce qui leur simplifie la vie. Traditionnellement, la femme dispose et gère le salaire de son mari. Il y a plus de 40 ans, je recevais aussi mon salaire dans une enveloppe scellée. L’homme se sentait important en donnant à sa femme ladite enveloppe et c’est elle qui décidait de “l’argent de poche” qu’elle lui distribuait. Beaucoup préféraient lui préparer un bentô (boîte repas), plutôt que d’augmenter son argent de poche. Le virement du salaire sur son compte en banque a dépossédé l’homme d’un geste dont il tirait prestige, mais la femme a continué à disposer intégralement du salaire de son conjoint. C’est ainsi qu’une fois que les enfants ont un peu grandi, elle a tout son temps pour s’adonner à ses passions, et dieu sait si le Japon est le paradis des shumi (hobbies) en tout genre. Elles n’ont que l’embarras du choix, entre le thé, les fleurs, la fabrication d’objets d’art, que sais-je encore ? Aucun homme ne peut lâcher son travail pour se mettre à apprendre à danser ou à jouer du ukulele ! J’observe que la quasi totalité des hommes qui font partie de mon dôjo sont des hommes qui ont attendu d’être à la retraite pour se passionner pour un art martial. Ils ne disposaient tout simplement pas du temps requis pour s’entraîner… Comme le dit le célèbre personnage de cinéma Tora-san, “Qu’il est dur d’être un homme !” (Otoko wa tsurai yo). Son anticonformisme est d’ailleurs à l’origine de son succès, car il en a fait rêver plus d’un qui se sentait enchaîné à son entreprise…
Auteur en 2007 du bestseller Otoko wa tsurai rashii [Il est dur d’être un homme à ce qu’il paraît, inédit en français], Okuda Shôko a poursuivi la réflexion, en 2015, avec Dansei hyôryû [Les hommes à la dérive, inédit en français] qui dévoile le malaise des hommes tiraillés entre les attentes traditionnelles (breadwinner) et les attentes nouvelles (répondre présent au ménage, aux soins des enfants et des parents âgés), alors qu’ils ont vu leur père profiter du repos du guerrier en se faisant servir…
Au début de mon essai Homo Japonicus, je cite un extrait de Homuresu ni naritakunai [Je ne veux pas devenir SDF, inédit en français] qui répond à votre question :
“Le PDG est un homme, le breadwinner un homme, le chef de famille aussi un homme ; Les héros sont toujours des hommes… mais les sans-abri sont aussi des hommes, les SDF sont aussi des hommes, ceux qui vivent sur la voie publique, des hommes, ceux qui renoncent à la vie… des hommes.
Le Japon est une société où il fait encore bon d’être un homme.
Mais c’est aussi sur eux que retombe le fardeau de la vie…”