Sortir de ce labyrinthe est une tâche apparemment impossible car chaque allée semble se terminer par un cul-de-sac, mais grâce à notre expert, nous retrouvons finalement Iroha-dôri. Il nous montre une autre photo prise par Kafû en 1936, sur laquelle on aperçoit un torii, un portique de pierre portant l’inscription Tôsei-ji, et un téléphone public. Il désigne alors un endroit de l’autre côté de la rue. “C’est là qu’ils se trouvaient auparavant”, dit-il. Le cliché est assez déroutant, car le torii est un portique shintoïste alors que Tôsei-ji est un temple bouddhiste. Voyant notre perplexité, il lit un autre passage du roman : “A droite du petit pont de bois se trouvait un carrefour dont le coin le plus proche était occupé par une boucherie chevaline. En face se dressait une stèle de pierre où était gravé “Temple Tôsei de la Secte Sôtô”, le portique du sanctuaire Tamanoï Inari et un téléphone public.” Il s’avère que Tôsei-ji et le sanctuaire de Tamanoï Inari partageaient – et partagent toujours – le même endroit. “Il est intéressant de voir avec quelle fidélité, presque maniaque, Kafû incluait ces détails de la vie réelle dans ses histoires. Certains ont disparu, mais il en reste quelques-uns”, constate Mibu Atsushi. Nous tournons et, sur notre gauche, le boucher est toujours là. Nous traversons Iroha-dôri. Bien que le torii ait disparu, on trouve encore le sanctuaire/temple au bout de la rue mais sous la forme d’un bâtiment moderne gris de trois étages.
Nous sommes venus à Mukôjima dans le secret espoir de découvrir quelques vieux bâtiments. Sur ce point, pas de déception, car dans le quartier à gauche du Tôsei-ji, nous découvrons rapidement plusieurs maisons de l’ère Shôwa (1925-1989), survivantes chanceuses des années 1950 et 1960. Elles se distinguent facilement, non seulement parce qu’elles ont l’air très anciennes, mais aussi parce que, contrairement aux autres bâtisses, elles sont faites de mortier et de tôle ondulée et présentent d’autres caractéristiques uniques comme des carreaux de couleur, des surfaces courbes et des vitraux avec des décorations en bois sculptées. Mibu Atsushi note que les prostituées utilisaient souvent le balcon du deuxième étage pour appeler des clients potentiels.
A la fin de notre promenade, nous discutons de la relation de l’écrivain avec Tôkyô et Mukôjima autour d’une tasse de thé. “Le quartier où j’ai grandi, qui s’appelle maintenant Tachibana, est situé à l’est du quartier de la Sumida, mais il ressemble beaucoup à Mukôjima/Tamanoï”, explique-t-il. “Enfant, j’allais au Mukôjima Hyakkaen, le célèbre jardin situé à moins de 10 minutes à pied d’ici. J’ai rencontré Kafû beaucoup plus tard, bien sûr, mais la lecture de ses œuvres était comme un sentiment de déjà vu, car dans ses histoires, je retrouvais des endroits que j’avais déjà visités ou vus dans des films comme Les Quatre cheminées (Entotsu no mieru basho, 1953) de Gosho Heinosuke. C’est pour ça qu’ Une Histoire singulière à l’est du fleuve me touche tant. Il me rappelle mon enfance.”
De nombreux critiques littéraires restent perplexes devant l’œuvre de Kafû et ont souvent du mal à cerner son succès en tant qu’écrivain. “Il n’était pas un grand conteur, c’est sûr. Mais il était particulièrement doué pour créer ou peut-être recréer une atmosphère unique, nous faisant ressentir les paysages, les sons et les odeurs d’un Tôkyô disparu depuis longtemps. Il aimait aussi jouer avec les attentes des lecteurs, nous faisant, par exemple, deviner qui pourrait être O-yuki. Après tout, même à son époque, il était bien connu qu’il mélangeait souvent la fantaisie et la réalité dans ses histoires”, ajoute le spécialiste.