“Il a écrit Une Histoire singulière à l’est du fleuve alors qu’il avait 58 ans. Se promener dans Tamanoï lui rappelait sa jeunesse, quand il avait une vingtaine d’années. Asakusa (alors principal quartier de divertissement de la capitale) et le quartier des plaisirs de Yoshiwara étaient ses principaux terrains de jeu. Il a commencé à explorer la zone située à l’est de Sumida 13 ans après que le séisme de 1923 ait ravagé le centre de Tôkyô. La reconstruction après le tremblement de terre a irrémédiablement changé sa ville bien-aimée, et Tamanoï, discret et “sale”, lui rappelait probablement ce monde perdu. Voilà pourquoi il a été attiré par cette partie peu séduisante à l’est du fleuve. C’est une attitude parfaitement compréhensible, car elle fonctionne même pour moi. Je suis sans cesse attiré par Mukôjima parce que pour moi, marcher dans ces rues ressemble à une sorte de voyage dans le temps.”
Le concept de furusato (ville natale, lieu de naissance) joue un rôle clé dans la culture et l’imagination des Japonais. Tôkyô, en particulier, est une ville d’immigrants, c’est-à-dire de personnes nées dans d’autres régions et qui rendent généralement visite à leur famille pour l’O-bon, la fête des morts (mi-août), ou pour célébrer le Nouvel an. Parfois, ils retournent même dans leur ville natale après avoir pris leur retraite. “Mais pour des gens comme Kafû et moi, les choses sont légèrement différentes. Tôkyô est notre lieu de naissance, mais cette ville change à un tel rythme que notre “ville natale” est très différente de ce qu’elle était il y a dix ou vingt ans. Donc si vous voulez retrouver ce sentiment d’ancienne “ville natale”, vous devez le chercher ailleurs. En ce sens, Une Histoire singulière à l’est du fleuve, bien qu’elle se déroule dans un lieu réel, peut être considérée comme une sorte de fantasme, un rêve”, estime-t-il.
Mibu Atsushi pense que Kafû n’aurait jamais approuvé la façon dont la capitale a changé au cours des 50 dernières années. “Même à l’époque, il n’était guère enthousiaste à l’idée de progrès. On peut ainsi comparer la façon dont lui et Natsume Sôseki, autre géant de la littérature japonaise, ont évoqué la Tour Eiffel. En 1900, Sôseki, qui étudiait en Angleterre, est allé en France où il a visité la célèbre tour de fer. Dans une lettre à sa femme, il a alors longuement parlé du système d’ascenseur futuriste qui l’avait conduit jusqu’à la terrasse d’observation, oubliant même de mentionner ce qu’il avait vu du haut de la tour. Sept ans plus tard, Kafû, alors âgé de 28 ans, après avoir quitté les Etats-Unis où il avait étudié pendant près de quatre ans, s’est rendu en France. Depuis le train qui l’amenait du Havre à Paris, il a aperçu la Tour Eiffel de loin et a écrit : “Sous les nuages blancs de l’été, la Tour Eiffel est soudainement apparue. Une rivière coulait paisiblement à côté des rails”. Ce fleuve, c’était la Seine, et il en fait mention plusieurs fois dans ses écrits. Cependant, la tour n’est mentionnée qu’une seule fois. On peut dire la même chose du Ryôunkaku de 12 étages. Construit en 1890 et affectueusement baptisé Asakusa Jûnikai, le tout premier gratte-ciel du Japon était extrêmement populaire auprès de tout le monde, sauf de Kafû. En effet, il est à peine mentionné dans ses œuvres. Je suis donc presque sûr qu’il serait consterné par la Tokyo Sky Tree (voir Zoom Japon n°21, juin 2012) et tous les autres monstres d’acier et de béton qui sont apparus dans le paysage urbain de la capitale”, estime notre guide. “Ce n’est pas par hasard si, dans ses dernières années, après la guerre, l’écrivain s’est installé à Ichikawa, dans la préfecture de Chiba toute proche. Comme il l’a écrit dans son journal, il a dû se déplacer plus à l’est pour retrouver un semblant de son Tôkyô bien-aimé du passé, entouré de champs et de fleurs. Maintenant, malheureusement, même à cette distance, il verrait la Tokyo Sky Tree !”, ajoute-t-il.
“Vers la fin d’ Une Histoire singulière à l’est du fleuve, Ôe se promène dans le quartier où habite O-yuki et rumine son attirance pour ce genre d’endroit : “Terajima-chô n’était encore que des rizières, un clair ruisseau où des libellules se posaient sur des fleurs aquatiques : Je ne pus m’empêcher d’éprouver une émotion déplacée chez un vieil homme.” Les “voyageurs dans le temps” comme Nagai Kafû et moi parcourons la périphérie de Tôkyô à la recherche de ce sentiment insaisissable. Nous éprouvons un plaisir extraordinaire chaque fois que nous retrouvons une trace de notre passé dans une ruelle ou un endroit où les chats dorment au soleil et où les gens vivent encore leur vie à un rythme très lent”, soupire Mibu Atsushi, le regard plongé dans sa tasse de thé.
Jean Derome