Si son fort enracinement local lui a permis de se hisser au sommet, la brasserie est désormais menacée par la concurrence.
Certains affirment qu’Okinawa n’est pas au Japon, et à certains égards ils ont raison. Avec son climat subtropical, sa culture d’influence chinoise et ses bases militaires américaines, l’ancien royaume des Ryûkyû se sent presque comme un pays à part. Après tout, l’archipel se trouve à 1560 kilomètres de Tôkyô, et plus de 650 kilomètres séparent la ville principale, Naha, de la pointe la plus méridionale du Japon.
Il n’est donc pas surprenant que ces îles présentent quelques caractéristiques originales. Profitez-en pour vous divertir. De nombreux Japonais adorent la lutte professionnelle, mais jusqu’à récemment, Okinawa avait sa propre ligue. La lutte professionnelle d’Okinawa était une planète complètement différente, habitée par des personnages loufoques qui s’appuyaient plus sur le comique de leur physique que sur leurs prouesses athlétiques. L’un d’entre eux était Black Menso~re (alias Nakajima Yôhei). Caricature du bon à rien d’Okinawa, du moins tel qu’il est perçu par le reste des Japonais, il portait une chemise Kariyushi (l’équivalent local de la chemise hawaïenne), et un masque sur lequel figurait un bol de râmen (nouilles en bouillon) et surtout, il avait toujours une canette de bière Orion à la main. En effet, la bière Orion est une autre chose unique à Okinawa et la cause de cette longue introduction. Peu de choses sont aussi okinawaises qu’Orion. Cette marque domine le marché local depuis 60 ans, et sa part de marché nationale d’environ 1 %, bien que minime par rapport aux quatre grands (Asahi, Kirin (voir pp. 14-19), Sapporo et Suntory), lui permet toujours d’être la cinquième brasserie du Japon.
Fondée par Gushiken Sôsei en 1957, la société s’appelait initialement Okinawa Beer Co. Une décennie seulement s’était écoulée depuis que les îles avaient été dévastées lors de la dernière phase de la guerre du Pacifique au cours de laquelle un quart de la population civile a trouvé la mort. A la différence du reste du Japon où l’occupation alliée a pris fin en 1952, Okinawa est resté sous tutelle américaine avec une industrie locale en difficulté. La production de bière n’a vraiment commencé qu’en 1959, lorsque l’entreprise a changé de nom. “Les temps étaient très durs”, rappelle Kojima Mariko, responsable des relations publiques d’Orion. “Tous les soirs, le patron lui-même menait tous ses employés dans des campagnes de porte-à-porte, essayant de vendre la bière aux nombreux cabarets, snack-bars et restaurants qui s’alignaient le long de la rue Sakurazaka à Naha”.
Au début, Orion a eu du mal à concurrencer les autres grandes brasseries, mais après être passée d’une bière de style allemand à une bière de style américain, elle a gagné la plus grande part du marché d’Okinawa. “Entre 1957 et 1966, la consommation de bière à Okinawa a triplé, passant de 5 533 kl à 15 452 kl. La part de marché d’Orion à Okinawa a augmenté de façon spectaculaire, passant d’environ 14 % à 95 % au cours de la même période”, ajoute-t-elle. Orion a séduit les habitants et les militaires américains. Selon Stars and Stripes, le journal de l’armée américaine, “grâce à sa saveur unique, légère, croquante, maltée, avec un soupçon d’agrumes et une touche finale légèrement amère, elle a conquis les militaires américains stationnés sur ce territoire. Et c’est souvent la première chose mentionnée par les vétérans nostalgiques qui se souviennent de leur séjour à Okinawa.”
Si vous vous demandez d’où vient le nom Orion, Kojima Mariko rappelle qu’il est né d’un concours public. “La société était à la recherche d’un nom plus attrayant et le 1er novembre 1957, elle a passé une annonce dans les journaux, invitant tous les habitants de l’île à participer. Comme il y avait de l’argent à gagner, plus de 2 500 personnes ont envoyé leur proposition. Sur les 823 noms, Orion a été sélectionné pour son association avec Okinawa et sa popularité auprès des habitants.” Orion est, il va sans dire, le nom de l’une des constellations les plus visibles et les plus reconnaissables du ciel nocturne. “Les étoiles sont souvent utilisées comme symbole de rêves et d’aspirations. D’ailleurs, le commandant des forces américaines à l’époque était un général trois étoiles”, note la porte-parole du brasseur.
Les entreprises se donnent souvent beaucoup de mal pour créer des logos. Celui d’Orion Beer est particulièrement intéressant. Son “O” est en fait un cercle incomplet. “Cela signifie que nous voulons poursuivre nos idéaux et compléter le cercle. Par ailleurs, le “i” au centre représente une personne, et le point au dessus, qui est la tête de la personne, représente le soleil du sud. Notre logo, en d’autres termes, est le symbole d’une entreprise tournée vers l’avenir qui se développe en cherchant à entretenir la solidarité.”
La constellation d’Orion a même joué un rôle dans le choix des couleurs de l’entreprise, le rouge et le bleu. En fait, les étoiles les plus brillantes d’Orion sont le Rigel bleu-blanc (Beta Orionis) et la Bételgeuse rouge (Alpha Orionis). “Il y a aussi d’autres raisons. Le rouge de notre société représente le soleil du sud. C’est aussi un symbole de passion brûlante, et il exprime l’énergie et la solidarité. Le bleu représente la mer et le ciel d’Okinawa, il symbolise l’harmonie avec la nature et exprime l’eau, la fraîcheur et la pureté”, ajoute Kojima Mariko.
L’eau est un ingrédient fondamental dans la fabrication de la bière, et Orion veille toujours à attribuer le mérite de la qualité de sa bière à sa source d’eau. “Nous utilisons l’eau des sources situées dans la montagne juste derrière la brasserie. Bien sûr, d’autres ingrédients importants ont contribué au goût de notre bière. Bien qu’Orion soit souvent décrite comme une bière à l’américaine en raison de sa saveur légère et non amère, ses ingrédients proviennent de plusieurs endroits différents. Nous ne sélectionnons que du malt de la plus haute qualité, provenant principalement d’Allemagne, mais aussi d’Australie. Notre houblon est cultivé dans les régions de Saaz, en République tchèque et de Hallertau, en Allemagne”, souligne Kojima Mariko.
Outre la fabrication de la bière, Orion est fière d’être une entreprise responsable et respectueuse de l’environnement. Le recyclage est un mot d’ordre dans l’entreprise, tout ayant une seconde vie après le brassage de la bière. Le houblon, la levure, le malt et le moût de céréales sont recyclés sous forme d’engrais ou d’aliments pour animaux, tandis que les bouteilles de bière en verre sont nettoyées et stérilisées et utilisées en moyenne 20 fois. Même les vieilles caisses de bière en plastique usées sont broyées et transformées en autre chose.
Tous ces facteurs auraient dû faire d’Orion une brasserie prospère. Pourtant, la réalité du marché japonais de la bière est telle que les quatre grands laissent peu de place aux concurrents. Même une entreprise ayant une si longue histoire comme Orion continue à se battre non seulement pour étendre sa portée, mais aussi pour défendre son territoire contre d’autres marques.
Pendant de nombreuses années, Orion a bénéficié du traitement préférentiel accordé par le gouvernement aux entreprises d’Okinawa. Lorsque les États-Unis ont restitué l’archipel au Japon, en 1972, les compagnies de bière locales ont été exemptées du paiement des taxes sur l’alcool, notoirement punitives (voir p. 9). L’exonération était censée ne durer que cinq ans, mais elle a été renouvelée à maintes reprises jusqu’en 2007. Pour donner un exemple du type de filet de sécurité dont Orion a bénéficié pendant 35 ans, au cours de l’exercice 2001, l’exonération a permis au brasseur d’économiser 2 milliards de yens, soit 1,6 % des bénéfices nets de la société.
Pendant ce temps, les ressources marketing supérieures des quatre grands et leurs produits abordables – y compris leur happôshu moins cher – ont peu à peu rongé sa position dominante sur le territoire local. En 2002, sa part de marché à Okinawa, qui était de 90 %, avait chuté à 60 %, tandis que Kirin a atteint le seuil alarmant des 25 %.
Cela a incité le brasseur à s’associer à Asahi. En 2002, dans un geste critiqué par de nombreux observateurs locaux, Orion a accepté de fabriquer les bières Asahi à Okinawa, en échange du soutien technique, marketing et de développement du brasseur géant et de son aide pour la commercialisation de la bière Orion dans le reste du pays.
Près de 20 ans plus tard, le pari ne semble pas porté ses fruits et les choses se sont encore dégradées localement, l’expansion d’Asahi à Okinawa s’étant faite principalement à son détriment. Le déclin ne semble pas s’arrêter. La brasserie n’a cessé de perdre du terrain au cours des six dernières années. Sa part de marché actuelle n’est plus que de 44 %.
Apparemment, ce sont les changements d’habitudes en matière de consommation de bière à la maison qui font le plus de mal à Orion. Depuis l’époque du fondateur Gushiken, la société a cultivé ses relations avec les bars et les restaurants, et même aujourd’hui, le volume de vente dans ces lieux reste extrêmement élevé. Cependant, Orion ne perce pas dans les supermarchés car les mêmes consommateurs, lorsqu’ils sont chez eux, ont tendance à boire d’autres marques. C’est ce qui a incité Orion à entrer sur le marché du chûhai (shôchû highball, voir p. 14 ) en 2019.
Les choses se sont améliorées à l’étranger. En 2016, Orion a ouvert son premier bureau de vente à l’étranger à Taïwan et la société a commencé à se développer sur des marchés où l’image d’Okinawa est déjà forte. La Orion Draft est maintenant vendue dans plusieurs pays asiatiques, en Russie, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et aux Etats-Unis, où elle a été élue meilleure bière au Northern California Premium Sake Fest quatre années de suite.
Mario Battaglia