La petite ville d’Iwate possède un très ancien folklore qui ne manque pas de caractère.
Tôno n’est pas seulement le centre du houblon japonais (voir Zoom Japon n°104, octobre 2020), mais possède une histoire et une culture riches. La préfecture d’Iwate est constituée à 80 % de montagnes qui, pendant des siècles, ont isolé ses habitants du reste du Japon. Cette inaccessibilité a empêché tout contact significatif avec le royaume Yamato au sud et a permis à la religion locale et à des coutumes particulières de prospérer sans être perturbées.
L’extrême nord du Japon est resté un mystère jusqu’à ce que, au début du XXe siècle, l’érudit Yanagita Kunio s’y rende et recueille les légendes et les histoires populaires de la région. Le livre qui a résulté de ses études sur le terrain, Tôno monogatari (Les Histoires de Tôno, 1910), est un ouvrage fondamental sur la tradition orale folklorique nippone et est considéré comme le point de départ de la discipline moderne des études culturelles et folkloriques japonaises.
Le début du siècle dernier a été une période où l’élite politique et économique modernisait tous les aspects de la société, et Yanagita Kunio a été parmi les rares à regarder en arrière et à décider que quelqu’un devait préserver le mode de vie et la culture en voie de disparition du pays, au moins sur le papier. Au cours de ses errances à cheval dans la campagne de Tôno, il a trouvé des traces du Japon primitif qui existait avant l’importation du bouddhisme de Chine au VIe siècle.
Ce qu’il a découvert, c’est un monde sombre rempli d’expériences surnaturelles. Ce sont les endroits où les créatures maléfiques attaquent les humains errants qui s’égarent trop loin, surtout la nuit. Grâce à son ouvrage, par exemple, nous apprenons que les trois principales montagnes de la région, le mont Hayachine, le mont Rokkô-Ushi et le mont Ishigami, sont la résidence de trois kami (divinités) féminines. Aujourd’hui encore, on recommande aux femmes de Tôno de ne pas escalader ces montagnes de peur d’éveiller leur jalousie.
En effet, il est difficile d’être une femme (ou un enfant), du moins d’après ces contes populaires. Les femmes et les enfants qui jouent dehors au crépuscule disparaissent souvent de façon mystérieuse. Ce phénomène est connu dans tout le Japon sous le nom de kamikakushi (caché par une divinité) et serait le fait de tengu (gobelins à long nez), de renards et de démons. Tôno monogatari est rempli d’histoires de chasseurs et d’autres hommes locaux qui errent dans les montagnes entourant le bassin du Tôno et découvrent des femmes perdues depuis longtemps, retenues en captivité par de grands hommes aux yeux sauvages qui mangent leurs enfants.
Ce sont des histoires que les gens ont racontées autour de l’âtre pendant les longs hivers sombres et sans ménagement de la région. Comme dans d’autres cultures, même en dehors du Japon, les dangers de la nature sont anthropomorphisés et transformés en entités mystérieuses et effrayantes pour rappeler aux gens que la vie est dure et qu’ils en ignorent les dangers à leurs risques et périls.
L’une des histoires les plus émouvantes du livre est celle de la belle fille d’un fermier qui a une relation profonde (certains diront même effrayante) avec son cheval. Lorsque la fille épouse le cheval, son père enragé et peut-être jaloux pend le cheval à un mûrier. Alors que la fille au cœur brisé s’accroche au cheval mort, son père lui coupe la tête avec une hache. A ce moment-là, la fille et la tête du cheval s’envolent ensemble vers le ciel pour se transformer en la divinité agricole Oshira-sama.
Oshira-sama fait partie des anciennes croyances populaires du Tôhoku (nord-est, nom donné à la partie nord-orientale de l’Archipel) ; vous trouverez cette divinité dans tout l’arrière-pays, parfois appelée de différentes façons. Les images d’Oshira-sama sont des bâtons de 30 centimètres de long fabriqués à partir de branches de mûrier ou de bambou. Ils sont habillés d’un tissu de couleur vive ou de brocart, qui est changé chaque année, et leur tête est soit sculptée comme celle d’un cheval ou d’un humain, ou encore laissée tel quel. Certains experts pensent que cette ancienne divinité est à l’origine des poupées kokeshi du Tôhoku. Elles sont parfois conservées dans un autel bouddhiste, car les habitants de la région n’ont jamais eu de problèmes à mélanger les anciennes et les nouvelles coutumes et croyances religieuses.
Cependant, les kappa (lutins des eaux) sont de loin les yôkai (monstre, voir Zoom Japon n°75, novembre 2017) les plus célèbres de Tôno. On en trouve des représentations partout dans la ville, mais le véritable kappa des contes populaires est loin d’être aussi mignon ou amical que les illustrations modernes tendent à le montrer. Un kappa peut être décrit comme une créature amphibie de la taille d’un enfant, avec une peau glissante, un bec pointu, des bras et des jambes semblables à ceux des humains, et des mains et des pieds palmés. Sa caractéristique la plus remarquable est une concavité unique en forme de plat au sommet de la tête. Bien qu’il puisse respirer sur terre, l’eau est son habitat naturel et la source de sa force. Le plat au sommet de sa tête doit toujours être rempli d’eau, sinon il perdra sa puissance et pourrait même mourir. Ainsi, si vous croisez le chemin d’un kappa menaçant, vous n’avez qu’à vous incliner. Lorsqu’il se penchera à son tour (après tout, il est Japonais), il renversera l’eau et devra battre en retraite. Tôno monogatari contient plusieurs histoires le concernant. Selon la légende numéro 59, par exemple, la plupart des kappa ont un visage vert, mais ceux de Tôno sont rouges. Un jour, une petite fille jouait dans un jardin avec ses amis quand elle a vu un enfant au visage rouge vif qui se cachait derrière un noyer. Elle a réalisé plus tard qu’il s’agissait d’un kappa.
Un bon endroit près de Tôno où l’on peut les chasser est le Kappabuchi. Près de ce joli ruisseau d’eau calme, vous trouverez quelques concombres et des cannes à pêche primitives. Les kappa adorent les concombres, vous pouvez donc les utiliser comme appâts pour en attraper un. Mais faites attention, car ils sont extrêmement forts, surtout lorsqu’ils sont dans l’eau ou à proximité, et sont d’excellents lutteurs de sumo.
Les kappa sont également connus pour tirer les enfants et les chevaux dans l’eau. La légende numéro 58 raconte l’histoire d’un enfant qui emmène son cheval à l’Obako pour l’abreuver. Pendant que l’enfant joue, un kappa apparaît soudainement et essaie de tirer le cheval dans l’eau profonde. Cependant, le cheval s’avère trop fort et finit par traîner le kappa à l’intérieur de son écurie. Lorsque les villageois le trouvent caché sous la paille, ils décident de le laisser partir à condition qu’il cesse de jouer de tels tours. Finalement, le kappa quitte cette zone et se rend dans une autre rivière.
Pour être juste, les kappa ne sont pas toujours malicieux. Par exemple, on dit qu’ils protègent les temples et autres lieux du feu. A côté du Kappabuchi, il y a d’ailleurs un petit temple où les femmes enceintes prient pour un bon allaitement. Cependant, la relation des kappa avec les femmes humaines n’est pas toujours aussi innocente, car ils sont connus pour engrosser les femmes (légendes 55 à 59) qui plus tard portent des demi- kappa grotesquement déformées. On dit que ces enfants sont écrasés à la naissance dans un mortier.
Plus que de croire ou non aux légendes présentées dans le Tôno monogatari, il est intéressant de noter comment ces contes populaires étaient utilisés pour réguler le comportement des gens et donner un vernis mythologique à certains faits désagréables de la vie. Par exemple, les mères japonaises utilisaient les contes liés aux kappa pour effrayer les enfants et les éloigner des plans d’eau dangereux. Aujourd’hui encore, les administrations publiques de tout le Japon placent près des rivières des panneaux colorés représentant un kappa tirant un enfant dans l’eau. Puis il y a eu l’infanticide – une pratique assez courante dans les zones rurales les plus pauvres du Japon. Tuer un nouveau-né n’a jamais été facile, et faire porter le chapeau à un kappa était un moyen commode de justifier la mort d’un bébé difforme ou né hors mariage.
Malgré ces histoires macabres, le kappa est sans doute le yôkai le plus connu et le plus aimé du Japon et il apparaît dans de nombreuses œuvres d’art, de littérature et de culture populaire. Même Akutagawa Ryûnosuke, célèbre auteur de Rashômon, a écrit une allégorie moderne à propos d’une société kappa clandestine en 1927. Plus récemment, les fameuses Tortues Ninja du cinéma ont été assimilées à des kappa (probablement en raison de leur carapace commune) alors qu’elles n’ont en fait rien à voir avec eux.
Si vous voulez en savoir plus sur les kappa et Tôno mais que vous n’avez pas la chance de voyager au Japon, la deuxième meilleure chose à faire est de regarder Un Eté avec Coo (Kappa no Kû to Natsuyasumi, 2008), merveilleux long métrage d’animation réalisé par Hara Keiichi à partir de deux romans de Kogure Masao. C’est l’histoire d’un écolier qui vit dans la banlieue de Tôkyô et qui découvre un jour un bébé kappa appelé Coo dans la rivière près de sa maison. Les deux deviennent amis, et lorsque le garçon réalise que le kappa ne peut pas s’adapter au mode de vie de Tôkyô, il l’emmène à Tôno à la recherche de sa terre ancestrale.
On trouve des images et des statues de kappa partout à Tôno et dans ses environs. L’un de ces endroits est le Fukusenji, un magnifique temple appartenant à la secte bouddhiste Shingon dont le vaste complexe se trouve sur une colline et protège la ville des mauvais esprits qui, selon la tradition, descendent du nord. Un certain nombre de bâtiments, dont une pagode à cinq étages et un sanctuaire consacré à Bishamon (l’un des sept dieux de la chance), bordent les chemins sinueux qui mènent à la salle principale du temple, au sommet de la colline. Cette salle abrite la plus grande image en bois de Kannon, la déesse de la miséricorde, une statue de 17 mètres de haut sculptée à partir d’un seul arbre de 1 200 ans, dont la réalisation a pris 12 ans.
Tôno semble un endroit approprié pour avoir une statue aussi majestueuse de Kannon, une déesse qui accorde le salut aux souffrants et aux affligés, et dissipe le mal et les calamités qui nous entourent. En effet, l’histoire de la ville, comme celle du reste de la préfecture, est remplie de famines tragiques, dont la pire est survenue en 1754 lorsqu’un quart du bassin est mort de faim pendant deux années consécutives de mauvaises récoltes. 30 ans plus tard, un prêtre bouddhiste passait ses journées dans une forêt tranquille près du sanctuaire d’Atago à lire des sutras pour réconforter les esprits des victimes tout en sculptant des images de 500 rakan (disciples du Bouddha) sur des rochers épars. Aujourd’hui, on peut encore voir des centaines de ces sculptures, bien que la plupart aient été recouvertes de mousse.
Pendant la période Meiji (1868-1912), Tôno a développé une industrie de la soie qui a été détruite par un froid intense pendant l’hiver 1905-06. Une fois de plus, les habitants de la région ont été réduits à manger des racines sauvages. Beaucoup ont été contraint de déménager ou en sont morts.
Un autre endroit qui vaut la peine d’être visité se trouve à dix minutes de marche de Kappabuchi. Le Denshôen est un musée folklorique en plein air où l’on peut découvrir l’histoire de Tôno, la façon dont ses habitants ont coexisté avec le climat et les conditions de vie difficiles de la région, et le sentiment d’intimité et d’admiration que les Japonais éprouvent envers leurs divinités. Le lieu présente quelques grandes maisons à toit de chaume, dont un bel exemple de magariya, l’habitation traditionnelle où les agriculteurs de la région vivaient avec leurs animaux. Le magariya, qui signifie littéralement “maison courbée”, avait la forme d’un “L” : la famille occupait la partie longue du “L” et les animaux la partie courte. Les chevaux ne pouvant pas survivre au rude hiver du Tôhoku, un espace a été construit pour eux à l’intérieur de la maison familiale.
Dans le passé, les fermiers pauvres et peu sophistiqués de la région étaient considérés par le reste du pays comme les péquenauds du Japon. Yanagita Kunio a essayé, avec ses recherches, d’insuffler à leur vie un nouveau sentiment de fierté, mais c’est un mangaka, Katsumata Susumu, qui a dessiné le portrait définitif de ces gens (voir Zoom Japon n°29, avril 2013 et n° 43, septembre 2014). Alors que Yanagita Kunio tout comme Tsuge Yoshiharu (voir Zoom Japon n°87, février 2019), un autre mangaka qui a souvent visité le Tôhoku étaient des étrangers qui les observaient de loin, Katsumata était un garçon du cru (il est né dans la préfecture de Miyagi, juste au sud d’Iwate) et a construit des récits du point de vue des personnages eux-mêmes, faisant preuve d’une profonde empathie et d’une réelle compréhension.
Son œuvre la plus aboutie, Neige rouge (Akai yuki, trad. par Fujimoto Satoko et Eric Cordier, éd. Cornélius, 2008), n’hésite pas à dépeindre la dure réalité du Tôhoku, car ses histoires mettent en scène des gens pauvres dont la vie est dominée par la promiscuité, l’adultère, la violence domestique, la prostitution et le viol. Cependant, il conserve toujours un regard sympathique et sa fiction – une sorte de réalisme magique – ne manque jamais de rendre compte de la coexistence parfois comique, parfois dramatique, entre les êtres humains et les créatures surnaturelles qui peuplent leur monde – y compris, bien sûr, de nombreux kappa malicieux.
Jean Derome
informations pratiques
DEPUIS Tôkyô, le plus facile est d’emprunter le Tôhoku Shinkansen jusqu’à Shin-Hanamaki (environ 3 heures) De là, changer pour la ligne Kamaishi jusqu’à Tôno (environ 55 minutes).