Née dans la préfecture, Shibata Keiko y a trouvé les ressources et l’inspiration de ses œuvres à succès.
Kôchi est la plus boisée des 47 préfectures du Japon – 84 % – et les quelques plaines côtières sont intensément cultivées. Il suffit d’un court trajet en taxi depuis la ville de Kôchi pour atteindre la campagne, et c’est là, à Haruno-chô, entouré d’une mer de serres, que se trouvent la maison et l’atelier de Shibata Keiko.
Bien qu’elle ait passé presque toute sa vie à Kôchi, elle est l’auteur de livres d’images de renommée nationale dont les histoires fantaisistes connaissent un succès commercial et critique. Son deuxième ouvrage, Oishisona shirokuma [Un amour d’ours blanc] a remporté plusieurs prix, notamment le 8e Libro Picture Book Award, tandis que Pan dorobô [le voleur de pain] a été récompensé par le Tsutaya Picture Book Award et le 11e Libro Picture Book Award.
Après avoir pénétré dans son studio, nous échangeons nos cartes de visite, comme il est d’usage au Japon. Au dos de la sienne figure une jeune fille qui a eu la mauvaise idée de manger une glace un jour de grand vent. Son visage est entièrement recouvert de glace à la vanille, ses cheveux blonds-rouges flottant comme un drapeau. Ce dessin, qui fait partie d’une série sur le vent, est typique du sens de l’humour particulier de Shibata-san.
Sa table de travail, débordant de fournitures artistiques, occupe une place de choix dans son confortable atelier. “Les pastels à l’huile sont mes préférés. J’utilise des produits provenant de plusieurs sociétés différentes”, dit-elle. Les verts abondent dans sa palette de couleurs. “Oui, j’aime le vert”, admet-elle. “Après tout, j’aime dessiner la nature. J’utilise aussi beaucoup de crayons de couleur ordinaires. La plupart d’entre eux proviennent de fabricants étrangers. Elle montre comment elle travaille. Elle place une nouvelle feuille de papier sur un caisson lumineux, fait un dessin et commence à colorier avec des crayons de couleur. “La table lumineuse est également pratique pour les tracés”, dit-elle.
L’artiste vit à Haruno-chô depuis 15 ans. “Je n’aime pas vraiment les endroits où il y a de la foule. Ici, c’est un peu à l’écart, mais selon la façon dont on l’envisage, ce n’est pas si loin du centre-ville. Ce n’est pas non plus trop rural. Environ cinq ans après notre mariage, nous avons trouvé un bon terrain dans un endroit agréable, et c’est ici que nous avons construit notre maison. L’essentiel, c’est que je voulais créer dans un endroit calme”, raconte-t-elle.
Shibata Keiko se rend à Tôkyô pour rencontrer ses éditeurs, mais elle reconnaît qu’elle ne pourrait jamais y vivre. “Heureusement, je n’ai pas besoin de le faire. J’envoie mes illustrations par courrier électronique. Je les scanne, les convertis en données et les envoie à mon client. Les livres d’images, c’est une autre histoire. Je veux que les pages imprimées soient fidèles aux couleurs des dessins originaux, c’est pourquoi j’envoie toujours les originaux par courrier. Parce que la couleur est importante”, confie-t-elle. Elle affirme que son cadre de vie a influencé le type d’artiste qu’elle est devenue. “Je pense que le fait que j’aime dessiner la nature et les animaux a quelque chose à voir avec le fait d’avoir grandi à Kôchi. Je ne suis pas douée pour dessiner des bâtiments, mais je trouve la nature assez facile à dessiner. La préfecture possède un équilibre parfait entre les caractéristiques naturelles – les montagnes, les rivières et la mer, bien sûr. C’est l’environnement idéal pour grandir en tant qu’enfant. De plus, la cuisine de Kôchi est délicieuse, c’est probablement la raison pour laquelle beaucoup de mes livres ont pour thème la nourriture”, explique-t-elle.
En ce qui concerne l’inspiration, elle diffère selon qu’il s’agit des illustrations ou des livres. “En ce qui concerne les illustrations, les œuvres d’autres personnes constituent une grande source d’idées. Aller au musée ou au cinéma m’aide également. En revanche, lorsqu’il s’agit de livres d’images, je dois trouver une histoire. Dans ce cas, beaucoup d’idées naissent de ma vie quotidienne, par exemple lorsque je cuisine. Je vais courir ou marcher un peu tous les matins, et c’est là que je trouve mon inspiration”. Elle s’en est servie pour créer son premier livre, Meganeko [Chat à lunettes, 2016], l’histoire d’un chat qui possède un magasin de lunettes dans la forêt et qui trouve la bonne paire de lunettes pour chaque client en fonction de son style de vie et de ses préférences. “J’ai deux fils. Le premier est né en 2005 et le second en 2007. Lorsque mon fils aîné était encore un bébé, il était souvent agité à l’heure du coucher et ne pouvait pas bien dormir, alors j’ai commencé à lui faire la lecture, en espérant qu’il s’endormirait. Cela a fini par devenir une habitude, et j’en suis venue à chérir le temps passé avec mon fils assis sur mes genoux, à regarder ensemble ces pages colorées”.
C’est à cette époque que son travail d’illustratrice a pris de l’ampleur, mais comme son lieu de travail est aussi sa maison, elle travaillait tout en s’occupant de ses enfants. “J’y suis parvenue parce que, lorsque mon fils aîné a eu dix-huit mois, j’ai pu le mettre à la crèche. Puis, alors qu’il allait avoir 4 ans, j’ai remarqué quelque chose d’étrange dans son comportement. Il lisait des livres d’images à l’envers, regardait la télévision de près et tombait souvent. Je l’ai donc emmené chez un ophtalmologiste qui a diagnostiqué une amblyopie”, se souvient-elle. Il s’agit d’un trouble des yeux et du système visuel qui touche 5 % des enfants. Le cerveau ne parvient pas à traiter pleinement les données d’un œil et, avec le temps, l’autre œil est plus sollicité. Leur capacité à voir clairement est entravée, selon le sujet, par l’hypermétropie, l’astigmatisme, le strabisme, une blessure, etc. L’effet principal est un déficit courant de l’acuité visuelle, non reconnaissable par les parents sans un examen ophtalmologique spécialisé. D’autre part, on dit qu’il y a une forte possibilité d’amélioration si le traitement est commencé dans la petite enfance, lorsque l’acuité visuelle est en train de se développer.
Un jour, dans le cabinet médical où son fils était suivi, on lui a donné un livre d’images. “Il portait déjà des lunettes à l’époque et je me suis demandé pourquoi il n’y avait pas d’histoires sur les lunettes”, confie Shibata Keiko. “J’ai vu les amis de mon fils à l’école maternelle lui demander pourquoi il portait des lunettes et j’ai commencé à me dire que je voulais qu’il pense que les lunettes étaient cool, que le fait d’en porter ne faisait pas d’un enfant un monstre… J’aurais aimé qu’il y ait un livre d’images sur les lunettes. Mais je ne suis pas allée jusqu’à le réaliser moi-même. J’étais déjà très occupée par la garde de mes enfants et mon travail régulier d’illustratrice, et je n’avais pas beaucoup de temps pour m’atteler à un autre projet. De plus, je n’avais pas confiance en moi. Je pensais que je n’étais pas assez douée pour faire un livre d’images”, raconte-t-elle.
Quelques années ont passé, et lorsque son fils aîné a eu une dizaine d’années, elle s’est rendu compte que l’idée de faire un tel livre lui tenait plus à cœur que jamais. “J’espérais toucher les enfants qui portent des lunettes, leurs parents et les enfants qui ont des amis qui portent des lunettes”, explique-t-elle. “Le principal problème était que je ne savais pas du tout comment me faire éditer. Cependant, la société avec laquelle je travaillais à l’époque était également active dans le domaine de l’édition, et je m’en suis donc entretenue avec eux. Je leur ai expliqué ce que je voulais faire et leur ai demandé quelle maison d’édition conviendrait à mon projet. C’est ainsi que j’ai commencé.”
Comme il s’agissait de sa première tentative dans ce domaine, elle n’avait aucune idée de la manière de le réaliser. “C’est alors que j’ai trouvé un livre intitulé Comment faire un livre d’images. J’ai également lu tous les livres qui me tombaient sous la main pour voir ce que d’autres auteurs avaient fait. J’ai comparé, jeté ce qui ne me plaisait pas, pris des notes, jusqu’à ce que j’arrive à créer mon propre livre”, explique-t-elle. Shibata Keiko reconnaît que son fils n’a pas été particulièrement impressionné par le livre. “Il est vrai que lorsque Meganeko est enfin sorti, il était déjà trop âgé pour lire des livres d’images. Lorsque je lui ai montré, il m’a dit: ‘C’est un peu trop tard, n’est-ce pas ?’ Quel manque de sensibilité, vous ne trouvez pas ?” dit-elle en riant. Si ses enfants ne semblent pas s’intéresser beaucoup au travail de leur mère, son mari l’a toujours soutenue et a été son plus grand fan. “Il est le premier à lire une nouvelle histoire. Sa réaction est très importante. S’il l’aime, je sens que je suis sur la bonne voie. En revanche, je ne consulte pas ma famille lorsque je crée une nouvelle histoire. Ils n’ont pas l’air d’avoir de bonnes idées, alors je m’en tiens à mon propre univers (rires)”.
Lorsque Meganeko a été publié, l’artiste avait du mal à croire qu’elle avait réellement écrit un livre. Née à Kôchi en 1973, elle adore dessiner depuis son plus jeune âge, mais elle n’avait jamais imaginé que sa passion deviendrait son métier. “J’avais l’habitude de dessiner des princesses et d’autres choses que les filles dessinent souvent. Je n’aimais que le dessin et je détestais étudier. Cependant, en grandissant, je n’avais pas l’intention d’en faire mon métier. Je savais trop bien qu’il était difficile de vivre de l’art. Il est vrai que lorsque j’ai terminé le lycée, je me suis inscrite au Nara College of Arts, une école de deux ans, mais je me suis concentrée sur le graphisme et la publicité. J’ai ensuite travaillé brièvement dans une imprimerie de la préfecture de Kagawa, puis je suis revenue à Kôchi et j’ai travaillé dans un bureau d’études”, confie-t-elle.
Bien que Shibata Keiko ait eu conscience que le chemin pour devenir artiste était difficile, elle ressentait toujours un fort désir de dessiner. En 2002, à l’âge de 29 ans, elle est devenue indépendante et, tout en travaillant à temps partiel comme graphiste, elle s’est progressivement mise à faire des illustrations et a organisé une exposition solo de ses œuvres. Puis, en 2016, ce fut la grande percée avec Meganeko.
Depuis, elle n’a jamais cessé de faire des livres d’images. Le succès de Meganeko lui a permis de susciter l’intérêt de plusieurs éditeurs et, au cours des six dernières années, elle a publié 30 titres. “Mais dans certains cas, je ne fais que les illustrations. En moyenne, il faut entre six mois et un an pour créer un livre à partir de zéro si je travaille sur l’histoire et les personnages. Si je ne m’occupe que des images, il me faut environ quatre mois. Je suis donc constamment en train de travailler sur différents projets en même temps”, raconte-t-elle.
Ses livres les plus populaires sont exclusivement le fruit de sa créativité. “Pour les séries de l’ours polaire et du voleur de pain, j’ai créé à la fois l’histoire et les illustrations”. La première série raconte l’histoire d’un ours polaire glouton qui passe son temps à manger et à avoir l’air heureux. Cette histoire est née, selon elle, d’une fantaisie qui combinait deux de ses choses préférées : la nourriture et les ours polaires. Pan dorobô, dont le premier livre a été publié en avril 2020, raconte l’histoire d’un voleur en forme de toast qui recherche du pain délicieux. Un jour, il se faufile dans une boulangerie qu’il a trouvée dans les bois et ne peut s’empêcher de voler une miche de pain. “Mon ancienne carte de visite comportait une illustration d’un ours polaire s’enfuyant avec un morceau de pain sur la tête. L’éditeur a aimé le concept et a pensé que ce serait génial si je pouvais en faire une histoire”, se souvient-elle. Quatre autres volets ont été publiés au cours des trois dernières années, et ils ont tous été des best-sellers.
Shibata Keiko explique qu’elle a choisi ces personnages parce qu’elle adore dessiner des animaux, et quand elle les crée, elle veut qu’ils soient très humains, mais pas particulièrement mignons comme s’ils sortaient d’un dessin animé de Disney. “Si vous regardez Meganeko, par exemple, vous remarquerez qu’il ressemble davantage à un vieil homme avec des lunettes”, note-t-elle.
Son succès de Shibata lui a permis d’élargir sa production dans de nombreuses directions, du collage à la conception de textiles et d’emballages. Chaque année, elle produit même des ema (tablettes votives) géantes pour le sanctuaire de Sugimoto à Ino, chacune étant consacrée à l’un des 12 signes du zodiaque chinois. Pourtant, après 20 ans de travail en tant qu’illustratrice et six ans en tant qu’auteur de livres, elle affirme que son approche n’a pas beaucoup changé. “Au début, vous imitez d’autres personnes que vous admirez, puis vous vous rendez compte que vous aimez un genre particulier et que vous êtes attiré par certaines choses plutôt que d’autres, jusqu’à ce que vous arriviez à un point où vous trouvez ce que vous aimez vraiment. Pour ma part, j’ai procédé par élimination pour savoir ce que je voulais faire, en réduisant progressivement ce dont je n’avais pas besoin. A partir de là, le vrai travail a commencé, car je devais créer mon propre style et des histoires originales. Je n’ai cessé de changer et d’essayer différentes idées jusqu’à ce que je sois satisfaite. Aujourd’hui encore, les principes de base n’ont pas évolué, mais je suis toujours à la recherche de nouvelles idées pour des histoires captivantes. Je crois que j’ai bien assimilé mes compétences et que j’essaie de les utiliser du mieux que je peux. Dans un sens, même aujourd’hui, après six ans, j’ai l’impression d’être encore une débutante”, affirme-t-elle.
“Réaliser des illustrations pour des magazines, des publicités, etc. est bien sûr tout autre chose. Mon style et ma méthode de travail actuels sont complètement différents de ceux de mes débuts. Avant d’avoir un enfant, je dessinais souvent des filles à la mode. Puis je suis devenue mère et j’ai commencé à dessiner des personnages mignons, un peu plus enfantins. Par ailleurs, comme vous pouvez l’imaginer, le travail d’un illustrateur dépend des besoins du client et change donc légèrement à chaque fois. Il faut donc adapter son style aux exigences du client”, ajoute la graphiste. “C’est la grande différence entre les illustrations et les livres d’images. Les illustrations sont réalisées à des fins commerciales, et je dois donc dessiner selon les souhaits du client, alors que la réalisation d’un livre est une occasion de m’exprimer, et je peux donc écrire et dessiner ce que je veux, selon mon univers poétique. J’espère que les lecteurs seront satisfaits de ce que j’ai fait. C’est ce qui est si intéressant, et aussi ce qui rend la tâche si difficile. Mais en fin de compte, je ne veux pas publier un livre si je ne suis pas vraiment satisfaite. Mes éditeurs ne sont pas toujours d’accord avec moi, et il arrive que mes idées soient rejetées, mais cela fait partie du jeu. En fin de compte, je veux que les gens apprécient les livres d’images en tant qu’outil de communication pour les parents et les enfants”.
Gianni Simone