Le fleuve Kitakami est l’un des hauts lieux de la pêche dans le nord-est du pays. Nous y avons suivi deux amateurs.
Pour les Japonais passionnés de pêche, le fleuve Kitakami, qui prend sa source dans les montagnes du nord de la préfecture d’Iwate et se jette dans la mer à Ishinomaki, est synonyme de pêche à la sakuramasu, la truite du Japon. Il est, avec les fleuves Yoneshiro dans la préfecture d’Akita et Kuzuryû dans celle de Fukui, l’un des endroits les plus fameux pour cette pêche réputée difficile.
Mais en ce beau dimanche de la fin mai, c’est un autre poisson très populaire, le suzuki, le bar japonais, qui a donné envie à deux collègues de travail et amis de longue date de sortir leur coûteux équipement. Ce poisson est très recherché par les pêcheurs sportifs en raison de sa combativité, de sa taille, il peut atteindre jusqu’à un mètre de long, et de sa chair réputée délicieuse, surtout en sashimi. C’est le tout début de la saison et, contrairement à la truite du Japon, sa pêche n’est pas réglementée et ne nécessite pas de permis.
La journée débute par le repérage. Après avoir discuté des différents sites possibles, Kikuchi Yoshihiro, 55 ans, et Sasaki Toshihiro, 60 ans, décident d’aller dans un premier temps s’assurer que les conditions pour la pêche – la force du courant, la hauteur de l’eau – sont réunies. Tous deux sont employés d’une société qui fabrique des équipements de pêche et ont, depuis de très longues années, l’habitude de pêcher ensemble. Malgré le vent fort qui rend le lancer difficile, ils décident de tenter leur chance dans le premier endroit choisi, une courbe paisible du large fleuve au nord d’Ishinomaki. Le Kitakami est le plus long fleuve du nord du Japon et à la particularité d’avoir deux embouchures, toutes deux situées dans la préfecture de Miyagi sur la commune d’Ishinomaki : l’une à l’est dans la baie d’Oppa, l’autre au sud en baie d’Ishinomaki.
Les deux amis enfilent leur longue combinaison de pêche étanche, qui permet d’entrer dans l’eau jusqu’à la taille, et préparent leur équipement. Il est de dernier cri et de la marque Rearth, celle que fabrique leur société. Ils choisissent des leurres en matière plastique spécialement conçus pour attirer le suzuki et se dirigent vers le cours d’eau. La pêche commence avec le chant des oiseaux sous un temps radieux. Les seules personnes présentes sont deux grands-mères et une toute petite fille qui longent lentement à pied les rives sableuses du fleuve à la recherche de shijimi, ces palourdes d’eau douce très prisées au Japon et souvent consommées dans le misoshiru, l’omniprésente soupe au miso. Mais après environ une heure de tentative, toujours aucune prise et les rafales de vent s’avèrent effectivement un problème : malgré le lancer expert de Sasaki Toshihiro, sa ligne s’envole dans le décor et son hameçon s’accroche dans la végétation dense qui borde le cours d’eau. Impossible de récupérer la ligne et son leurre. C’est un signe, il faut changer d’endroit.
La destination suivante sera plus en amont, proche d’une retenue d’eau, où les deux rives du fleuve sont entièrement couvertes de béton et où des tétrapodes parsèment son lit. Une nouvelle heure s’écoule à lancer les lignes jusqu’au milieu du cours d’eau et à les remonter doucement afin d’imiter les mouvements des petits poissons que représentent les leurres. Malgré le savoir-faire et l’expérience des deux pêcheurs, toujours pas la chance de ferrer un seul suzuki. Au Japon, les noms de poissons changent selon les régions mais aussi parfois selon leur taille, il est donc difficile de ne pas se perdre parmi les 1 200 espèces présentes dans l’archipel et les quelque 200 couramment pêchées. Ainsi dans la région du Kantô, autour de Tôkyô, le bar japonais est appelé seigo lorsqu’il mesure moins de 25 centimètres et fukko ou suzuki, comme dans la région du Tôhoku, lorsqu’il atteint 60 centimètres.
Kikuchi Yoshihiro correspond à l’image que l’on se fait parfois des pêcheurs, taciturne et solitaire. Il parle peu, reste à l’écart et se concentre sur la surface de l’eau et la tension de sa ligne. Il explique d’ailleurs que pour lui le premier plaisir de la pêche et de pouvoir “faire le vide”, se débarrasser l’esprit de toutes pensées obstructives.
Si la pêche est considérée par les médecins comme une activité très bonne pour la santé, Sasaki Toshihiro profite, lui, de ses sorties de pêche pour fumer en cachette et enchaîner les cigarettes loin des regards réprobateurs de sa famille. Entre deux bouffées il explique que la forme de pêche qu’il préfère est celle qui consiste à pêcher en eau douce à la source des rivières. Il faut pour cela marcher dans la montagne pendant plusieurs heures afin d’atteindre des endroits sauvages, où les prises sont certes plus petites, mais aucun permis n’est requis.
Puisque les poissons refusent toujours de mordre, il faut remonter dans la voiture à destination cette fois-ci de l’un des estuaires du fleuve, en baie d’Oppa, où de nombreux pêcheurs sont déjà présents. A Ishinomaki, qui après la ville de Sendai est la deuxième agglomération du département de Miyagi, les traces du tsunami de mars 20211 sont encore très présentes (voir Zoom Japon n°9, avril 2011). Plus de 13 années ont passé déjà mais il faut peu de temps pour que le souvenir de la tragédie, qui avait très durement touché la région, soit évoqué dans les conversations ou, qu’au détour d’une route, l’on perçoive les changements que la reconstruction de la région a apportés. Ainsi, absolument tous les pêcheurs en action dans l’estuaire portent une imposante veste de pêche à poches multiples qui fait aussi office de gilet de sauvetage en cas de glissade dans l’eau. De plus, le suzuki étant plus actif la nuit que le jour, ces gilets sont aussi équipés d’une lumière rouge clignotante conçue pour la pêche nocturne. “Tous ces dispositifs sont devenus populaires après la catastrophe”, explique Sasaki Toshihiro, comme si elle avait rappelé aux pêcheurs les dangers de la nature. Après le tsunami, les habitants avaient tout d’abord évité la côte pendant une longue période, par peur de la mer ou pour ne pas gêner les travaux de reconstruction. Puis, peu à peu, les pêcheurs sont revenus en masse sur les rivages.
L’observation rapide des pêcheurs à l’œuvre dans l’estuaire suffit au regard expérimenté des deux amis pour décréter que cet endroit ne sera guère plus propice et qu’il n’est pas même la peine de sortir le matériel. La dernière tentative pour ne pas rentrer bredouille sera donc l’autre embouchure du fleuve en baie d’Ishinomaki. Elle a été entièrement bétonnée après 2011, “ces nouvelles digues ne servent à rien, avec tout cet argent on aurait mieux fait de construire un hôpital au Cambodge”, glisse Sasaki Toshihiro qui a beaucoup voyagé en Asie dans sa jeunesse. Il explique aussi que les changements climatiques accentuent la désertification des rivages rocheux, les algues comestibles comme le wakame sont devenues chose rare, par contre l’augmentation de la température des eaux de mer fait qu’iseebi, la langouste japonaise, et madai, la daurade du Japon, autrefois inconnues dans la région, sont apparues.
Pas un seul poisson non plus dans le dernier endroit choisi, cela sera donc un jour sans. Et c’est en fait la particularité de la pêche au suzuki. Même lorsque les conditions idéales semblent réunies, il arrive que, comme en ce dimanche, pas un seul poisson ne soit remonté. Par contre, quand soudainement un suzuki commence à mordre, puis un deuxième et encore un autre, l’information circule comme une traînée de poudre entre pêcheurs enthousiastes et les téléphones sont vites inondés de messages. Les rives du fleuve se couvrent alors en un rien de temps de pêcheurs qui accourent pour une pêche qui s’annonce miraculeuse.
Eric Rechsteiner