Disposant d’un savoir-faire et d’un accès à des ingrédients de qualité, le Tosa-shu est une référence nationale et internationale.
Le saké joue un rôle prépondérant dans la culture gastronomique de Kôchi et dans l’amour de ses habitants pour la fête et le partage. Le Tosa-shu, le saké local, est produit par 18 brasseries, allant de marques connues au niveau national à de petites entreprises fabriquant leurs propres types de saké, dont la valeur totale annuelle – environ 6 milliards de yens – représente 10 % de l’industrie alimentaire de la préfecture. Takemura Akihiko, président de l’Association des brasseurs de saké de Kôchi et PDG de la brasserie de saké Tsukasa Botan, la plus ancienne entreprise de la préfecture fondée en 1603, l’année où Togukawa Ieyasu a instauré son régime shogunal (voir Zoom Japon n°130, mai 2023) et le docteur Uehigashi Haruhiko, chercheur au Kochi Industry Technology Center (KITC) et conseiller technique auprès de l’Association des brasseurs de saké de Kôchi, évoquent la place du Tosa-shu.
Quelles en sont les caractéristiques ?
Uehigashi Haruhiko : Le Tosa-shu est le saké le plus sec du Japon. Il a suffisamment d’acidité et laisse un arrière-goût net et clair.
Quel est le saké le plus populaire au Japon ?
Takemura Akihiko : Autrefois, le saké sec était considéré comme le meilleur, mais ces dernières années, le saké doux est devenu plus populaire, en particulier chez les jeunes qui ont tendance à préférer son arôme fruité. D’ailleurs, dans les concours organisés au Japon et à l’étranger, les boissons alcoolisées sucrées ont tendance à remporter plus de prix. Cela s’explique en grande partie par le système de dégustation à l’aveugle, qui consiste à retirer les étiquettes, à mélanger tous les échantillons et à faire goûter brièvement chaque saké aux juges, qui le recrachent sans le boire. Lorsque vous buvez un saké sec après un saké doux, il a un goût plus faible, plus fin, plus rugueux ou plus amer. C’est pourquoi le saké sec est fortement désavantagé dans les concours.
U. H. : Pour corriger le problème lié à la dégustation à l’aveugle, nous avons montré que le saké sec n’était pas évalué correctement et nous avons convaincu les organisateurs de concours de disposer les échantillons de manière à ce que les boissons à faible teneur en glucose soient dégustées avant les boissons sucrées. Comme nous l’avions prévu, ce changement a immédiatement donné des résultats très différents. En fait, depuis 2016, année où ce nouveau système a été mis en place au Japon, les marques de saké sec ont remporté plus de médailles d’or et d’argent qu’auparavant. Cette année comme la précédente, nous sommes arrivés à la première place aux National Sake Awards en termes de médailles d’or.
T. A. : A l’échelle mondiale, les résultats sont encore mitigés. Nous avons obtenu de très bons résultats lors de l’U. S. National Sake Appraisal aux Etats-Unis en septembre, ce qui prouve que le niveau moyen des 18 entreprises de Kôchi est le plus élevé du Japon. Cependant, dans la division saké de l’International Wine Challenge, où la dégustation traditionnelle à l’aveugle est utilisée, les prix sont attribués en grande majorité à des marques plus sucrées, à tel point que j’ai l’impression qu’il n’y a plus d’intérêt à participer à cette compétition.
Pensez-vous qu’à l’avenir vous allez produire davantage de saké doux ?
T. A. : Bien sûr, tout le monde veut gagner des prix et conquérir les jeunes consommateurs. Nous produisons également du saké doux, mais pour nous, ce qui est important, c’est de maintenir notre tradition vivante. Le problème de ces sakés doux, c’est qu’ils ont bon goût, mais qu’après un verre, on n’a pas vraiment envie d’en boire d’autres. De plus, ils ne se marient pas bien avec la nourriture japonaise, en particulier les sashimis. Quoi qu’il en soit, notre philosophie est de ne pas céder aux tendances, mais de nous en tenir à nos propres traditions.
Parlez-nous de la culture culinaire de Kôchi.
T. A. : Elle est étroitement liée à notre géographie. Kôchi ne ressemble à aucune autre préfecture. D’un côté, nous avons une très longue côte qui fait face à l’océan Pacifique, mais d’un autre côté, 84 % de notre superficie est couverte de forêts, ce qui nous place au premier rang du pays. La préfecture est aussi relativement étroite et montagneuse, ce qui signifie que nous avons beaucoup de rivières courtes, escarpées et torrentielles qui transportent des eaux très claires. Sur le plan météorologique, les journées sont souvent ensoleillées, sèches et chaudes, mais il pleut beaucoup pendant la saison des pluies. En fait, la quantité de précipitations et le nombre de jours ensoleillés sont parmi les plus élevés du pays.
Lorsque vous réunissez tous ces facteurs, vous obtenez un environnement naturel propice à une culture alimentaire riche et variée, puisque nous avons à portée de main tous les ingrédients les plus frais provenant de la mer, des montagnes et des rivières. La mer située à l’extrémité ouest de la préfecture, par exemple, ne ressemble à aucune autre au Japon, car elle abrite plus de 1 000 types de poissons. Nous avons développé une culture alimentaire simple. En effet, nous n’avons pas besoin de préparer des plats trop élaborés parce que nous utilisons beaucoup d’ingrédients frais de première qualité.
Quels sont les plats qui se marient bien avec le Tosa-shu ?
U. H. : L’association des mets est directement liée au goût de chaque saké. Cela dépend à son tour de la levure, qui joue le rôle principal dans la formation du parfum du saké. Il existe trois types de Ginjô-ka, les arômes typiques du saké : la banane, la pomme et l’ananas (mélange de banane et de pomme). Ces variétés ont été développées conjointement dans chaque brasserie, à l’université de Kôchi et au KITC.
Etant donné que les différents types de levure produisent des arômes différents, chaque type de levure se marie mieux avec un certain type de nourriture. Le saké à l’arôme léger se marie bien avec les hors-d’œuvre et les plats légers. Les sakés aux parfums de banane et d’ananas se marient bien avec les fruits de mer, tandis que pour les plats de viande, je recommanderais les sakés aux arômes de pomme.
T. A. : La préfecture est probablement plus connue pour son poisson, mais nous produisons également beaucoup de viande. Par exemple, l’air frais des zones montagneuses offre les conditions idéales pour l’élevage du bœuf Tosa Akaushi Wagyû, une sorte de bœuf maigre à la saveur douce. Nous avons également des porcs et huit variétés de poulets élevés en plein air, comme le Hachikin Jidori, le meilleur du Japon.
Le saké local a obtenu tous ces bons résultats grâce à la “méthode Kôchi”. De quoi s’agit-il exactement ?
U. H. : Comme pour le vin et les autres boissons alcoolisées, la fabrication du saké dépend de nombreux facteurs, dont le climat et les conditions naturelles. Pendant les années de chaleur extrême, par exemple, le riz est dur et il est difficile pour le saké d’avoir un quelconque arôme. En revanche, si le riz a une forte teneur en protéines, le saké obtenu aura un goût désagréable. Le KITC joue un rôle central en soutenant les brasseries dans tous les aspects techniques de la production de saké. Chaque lundi, les brasseurs apportent le moût en cours de production. Nous analysons également la moisissure kôji et le riz utilisés comme matières premières dans toutes les rizières de la préfecture. Nous vérifions l’état du riz, sa teneur en protéines, s’il est bien poli, etc., car tous ces éléments influent sur la saveur du produit final, qu’il soit fort ou faible. Chaque semaine, nous prélevons des échantillons pendant la période de brassage, pour un total annuel de 1 300 échantillons. Au total, nous analysons 3 000 articles par an.
L’étape clé du processus d’analyse est la suivante : toutes les données et tous les résultats de chaque analyse ne sont pas seulement renvoyés à chaque entreprise, mais répartis entre les 18 brasseries. Nous procédons ainsi parce qu’il peut être difficile pour un producteur de comprendre comment lire les résultats et adapter son processus de brassage. D’autre part, en mettant en commun nos compétences et en partageant les données avec tout le monde, les brasseries peuvent apprendre beaucoup de choses en peu de temps.
T. A. : Dans le passé, le brassage traditionnel du saké était le courant dominant à Kôchi. Toutefois, en raison d’une baisse de la consommation, certaines brasseries ont voulu passer à des produits haut de gamme et ont demandé l’aide du KITC. Tout le monde était nerveux lorsque nous avons proposé cette méthode pour la première fois il y a une vingtaine d’années. Après tout, nous sommes tous en concurrence pour une part du marché. Cependant, tout le monde s’est vite rendu compte qu’en partageant des informations, nous pouvions grandir ensemble et nous entraider. Par exemple, le KITC a mis au point une vingtaine de types de levures que toutes les brasseries peuvent utiliser. Si une entreprise essaie une nouvelle levure, les autres brasseries peuvent prendre les données pour référence. Grâce à ces innovations, le développement technologique de l’industrie locale du saké est devenu beaucoup plus rapide, et les améliorations qui en résultent ont joué un rôle décisif en faisant de Kôchi la préfecture la plus récompensée.
Outre cette méthode, comment la préfecture soutient l’industrie locale du saké ?
T. A. : A Kochi, il y a une rizerie gérée par la branche locale des Coopératives agricoles japonaises (JA). Les machines à usiner le riz vieillissaient et devaient être remplacées, mais elles sont extrêmement coûteuses. La JA a donc annoncé la fermeture de l’usine. Cette perspective était très inquiétante, car elle aurait eu pour effet d’augmenter considérablement nos coûts de production et d’avoir un impact négatif sur les riziculteurs locaux.
Pour vous donner un exemple, sans moulin local, nous devrions envoyer le riz acheté localement dans une autre préfecture pour le polissage, ce qui ajouterait des frais de transport aux dépenses de production du saké. D’ailleurs, on dit que les taux de fret augmenteront probablement de façon spectaculaire après 2025. Dans ce cas, pour réduire nos dépenses, nous serions obligés d’arrêter d’acheter du riz local et de nous approvisionner auprès d’un agriculteur proche de la rizerie.
Nous voulions à tout prix éviter cette situation et l’Association des brasseurs de saké de Kôchi nous a donc proposé d’acheter le moulin. Cependant, nous avions besoin de 200 millions de yens, ce qui représentait pour nous une somme énorme. Le gouvernement préfectoral nous a accordé une subvention qui ne couvrait que la moitié des coûts. Nous avions presque perdu tout espoir lorsqu’une société commerciale locale, filiale de la Banque de Kôchi, a proposé d’apporter les 100 millions de yens restants. En conséquence, à partir d’avril, nous conclurons un accord quadripartite avec cette société, le gouvernement préfectoral et JA Kôchi pour sauver l’usine. C’est un résultat très important, non seulement pour nous, mais aussi pour l’ensemble de l’économie locale.
Parmi d’autres innovations, vous avez également créé le système Tosa Sake Advisor. Comment fonctionne-t-il ?
T. A. : A l’origine, il existait un système de certification des dégustateurs de saké, semblable à celui des sommeliers, mais les candidats locaux devaient voyager loin pour le passer. Les propriétaires de magasins de spiritueux demandaient qu’un système de qualification soit également créé à Kôchi. Notre association a donc mis sur pied le système des conseillers en saké. Au début, seuls les professionnels travaillant dans les magasins d’alcool et les restaurants suivaient le cursus, mais depuis peu, il est devenu si populaire que même les non-professionnels veulent y participer. Nous l’organisons une fois par an vers juin ou juillet – neuf ou dix conférences d’une heure plus le test – mais nous ne pouvons accueillir qu’une vingtaine de personnes, si bien que c’est vite complet.
Comment le Tosa-shu se développe-t-il actuellement à l’étranger ?
T. A. : Le volume annuel des exportations n’a cessé d’augmenter d’année en année, passant de 56 000 litres en 2010 à 512 000 litres en 2021, ce qui signifie que nos exportations ont été multipliées par neuf en 12 ans. Je ne connais pas les détails des exportations à l’étranger de chaque entreprise, mais en ce qui concerne mon entreprise, Tsukasa Botan, notre plus grand marché d’exportation se trouve aux Etats-Unis, ce qui est également vrai pour l’industrie du saké dans son ensemble. Il a été plus difficile de percer sur le marché européen en raison de son éloignement et de sa forte culture du vin. Cependant, nous obtenons de bons résultats en France. C’est en Asie que la croissance est la plus rapide : Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour.
Votre expérience précédente dans une entreprise tokyoïte spécialisée dans les accessoires de mode et la confiserie a-t-elle été utile dans votre activité présente ?
T. A. : L’image des produits et la façon dont ils sont perçus évoluent avec le temps. Un design et des campagnes de marketing innovants sont importants pour créer une nouvelle image qui, espérons-le, attirera de nouveaux adeptes. Nous avons décidé de repousser les limites de la commercialisation du saké et nous avons abouti à deux produits radicalement différents : le “saké de l’espace” et le “saké des profondeurs”.
En 2005, dans le but de faire connaître notre Tosa-shu dans tout le pays et dans le monde entier, nous avons développé une marque de saké unifiée (les 18 brasseries ont participé au projet) en utilisant de la levure cultivée dans l’espace. Nous avons rassemblé six types de levure et 60 grammes de riz Gin-no-Yume et Kazenariko et avons demandé au vaisseau spatial russe Soyouz de les transporter jusqu’à la Station spatiale internationale, où ils ont été incubés pendant une dizaine de jours.
Nous avons répété cette expérience chaque année, mais après plus de dix ans, je me suis demandé si nous pouvions faire quelque chose de nouveau et de différent. En 2018, nous avons donc contacté un institut de recherche national, l’Agence japonaise des sciences et technologies marines et terrestres, et un an plus tard, la levure que nous avions développée dans l’espace a quitté le port de Chiba à bord du navire d’exploration des fonds marins Edokko No. 1 et a été placée à deux endroits dans les eaux autour de Minami Torishima, le point le plus à l’est du Japon, à une profondeur de plus de 5 500 mètres. Malheureusement, cette deuxième expérience a mal tourné et la levure a été complètement détruite sous une pression trop élevée.
U. H. : Alors que nous pensions que cette histoire était terminée, nous avons réalisé que nous pouvions “entraîner” la levure dans un laboratoire, pour ainsi dire. Nous avons donc utilisé une machine pour produire des levures résistantes à la pression avant de retenter le coup en haute mer. Nous avons relevé notre deuxième défi en janvier 2021 dans la fosse du Japon, à 200 km au large de la côte d’Ibaraki. Nous avons coulé une boîte à une profondeur de 6 225 mètres, à une température d’eau de 1,7 °C, pendant quatre mois. On nous avait dit que les chances de survie étaient plutôt minces, mais lorsque nous avons remonté la boîte, nous avons trouvé 14 souches de levure utilisables sur 108, parmi lesquelles des parfums de banane et de pomme, ce qui nous a permis de créer différents types de saké, tous vendus dans des bouteilles bleues attrayantes.
T. A. : On me demande souvent ce qu’il advient de la levure ainsi traitée. Nous avons remarqué que celle qui a voyagé dans l’espace est légèrement plus savoureuse, tandis que le saké des profondeurs, sous l’effet de la haute pression, a un goût légèrement plus profond. Non contents de ces résultats, nous avons brassé du saké avec de l’eau de mer dessalée (pompée à 320 mètres de profondeur) et avons constaté que cela augmentait la teneur en alcool et l’arôme tout en réduisant les acides aminés. Ce type de saké est également moins susceptible d’être endommagé et a un goût plus doux.
Gianni Simone