Le village de Kitagawa est l’un des principaux centres de production de cet agrume qui suscite un intérêt grandissant.
On ne peut pas évoquer Kôchi sans mentionner le yuzu, un magnifique agrume au parfum étonnant et puissant et au goût acidulé, très populaire dans la cuisine japonaise. Bien qu’il soit similaire au citron, le yuzu ajoute une saveur particulière à chaque fois qu’il est ajouté à un plat, qu’il s’agisse de marinades, de sauces ou de desserts. La préfecture de Kôchi est celle qui produit le plus de yuzu au Japon. On pense que le yuzu a été introduit de Chine dans l’archipel au début de la période Heian (794-1185). Selon les statistiques du ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, le yuzu était principalement cultivé dans la préfecture de Saitama, au nord de Tôkyô, jusque dans les années 1960, mais depuis 1970, Shikoku est devenue la principale zone de production du pays. Aujourd’hui, la quatrième plus grande île du Japon représente près de 80 % de la production nationale de yuzu, et Kôchi, en particulier, est le plus grand producteur mondial (55 % de la récolte totale du Japon), passant de 3 000 tonnes en 1985 à 11 700 en 2020.
Dans la préfecture, les vergers de yuzu sont omniprésents et les fruits de Kitagawa-mura sont particulièrement réputés sur le marché pour leur taille, leur qualité et leur arôme. Situé à environ 60 kilomètres à l’est de la gare de Kôchi, dans une région vallonnée dont l’altitude moyenne est de 412 mètres, Kitagawa est un petit village dont la population, en raison de la baisse de la natalité, du vieillissement et du dépeuplement, a été ramenée à moins de 1 200 personnes. Il n’y a qu’une école primaire et un collège. Il n’y a pas non plus de train. Outre le service de bus limité, il faut une voiture pour visiter la principale attraction touristique – une reproduction du célèbre jardin du peintre impressionniste Claude Monet (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016) – ou ses sources d’eau chaude.
La plupart des villageois se consacrent à la culture du yuzu et, chaque année, en novembre, l’air frais et vif est imprégné du parfum de cet agrume. Les fleurs s’épanouissent vers le mois de mai et les fruits commencent à apparaître dans la seconde moitié du mois. La saison de la récolte s’étend de la mi-octobre au 10 décembre environ, à partir du moment où ces fruits ronds commencent à jaunir. Kitagawa possède une surface cultivée totale de plus de 100 hectares répartis entre 13 fermes. Parmi elles, la ferme Tosa Kitagawa, une propriété de 2,4 hectares avec 1 920 arbres de yuzu plantés au sommet d’une colline. Le yuzu est un fruit résistant au froid, mais qui aime les régions chaudes et pluvieuses. A cet égard, Kitagawa est l’endroit idéal pour le cultiver, car il reçoit beaucoup de précipitations annuelles (2 000 mm à 3 000 mm) et connaît de grandes différences de température entre le jour et la nuit. C’est pourquoi les yuzus locaux sont gros, juteux et parfumés.
Tadokoro Masaya, qui dirige la ferme Tosa Kitagawa, revient sur l’origine de l’engoument pour ce fruit à la fin de la période Edo (1603-1868). “Nakaoka Shintarô, samouraï et proche collaborateur de Sakamoto Ryôma (voir pp. 26-29) dans le mouvement de renversement du shogunat Tokugawa, est né à Kitagawa. Il a été assassiné en 1867 avec Sakamoto, mais avant sa mort prématurée à l’âge de 29 ans, il a encouragé les villageois à cultiver le yuzu, qui poussait naturellement dans cette région depuis l’antiquité”, raconte-t-il. Tosa (l’ancien nom de Kôchi) a été frappé par une série de séismes en 1854 et 1855 et, en raison de la récession qui s’en est suivie, les paysans n’ont pas pu acheter le sel nécessaire à la fabrication du miso et de la sauce soja (voir Zoom Japon n°125, novembre 2022). Le fils du chef du village, Nakaoka, a compris que le yuzu pouvait être utilisé comme conservateur et comme assaisonnement à la place du sel. Le yuzu était donc une nouvelle source de richesse.
La véritable impulsion qui a transformé Kitagawa en un grand centre de production de yuzu s’est produite un siècle plus tard, vers 1965. A cette époque, la sylviculture et la riziculture étaient en déclin. Se souvenant des paroles de Nakaoka Shintarô, les agriculteurs locaux se sont tournés vers le yuzu comme principal produit de la région. “Lorsqu’on cultive le yuzu à partir de graines, il faut beaucoup de temps pour le récolter”, explique M. Tadokoro. “Ce qu’on appelle les jeunes pousses de yuzu ne donnent des fruits qu’au bout de dix ans au plus tôt, et jusqu’à vingt ans si les conditions sont mauvaises. Cependant, vers 1965, une méthode de culture utilisant la greffe a été adoptée et a permis de raccourcir considérablement le délai de récolte.” Grâce à cette méthode, un arbre peut porter des fruits en seulement 4 à 5 ans. “Actuellement, la plupart des yuzus sont cultivés par greffage mais dans le village de Kitagawa, il y a encore beaucoup de vieux yuzus de semis qui remonteraient à l’époque de Nakaoka”, ajoute-t-il. Le vinaigre et les autres produits fabriqués à partir de ces jeunes arbres ont une saveur et un arôme plus prononcés et, selon un chercheur de l’université de Kôchi, ils contiennent davantage d’acides organiques et de composants aromatiques tels que le limonène. En 1965, les agriculteurs de Kitagawa ont commencé à étendre leurs activités de culture du yuzu en plantant 7 300 arbres sur un terrain de 6,5 hectares. Dix ans plus tard, les terres agricoles consacrées au yuzu s’étendaient sur 100 hectares. Au cours de la même période, la coopérative agricole du village de Kitagawa a acheté une grosse machine d’extraction de jus et une machine d’embouteillage automatique. Elles ont été remplacées par une toute nouvelle installation de traitement en 2009.
Le yuzu, même mûr, a un goût très acide et n’est donc généralement pas consommé tel quel. Il est plutôt utilisé comme assaisonnement, car son jus et son écorce ajoutent de la saveur et de l’acidité à de nombreux plats japonais. Le produit le plus populaire à base de yuzu est le ponzu, une sauce couramment utilisée dans la cuisine japonaise. Elle est traditionnellement utilisée comme assaisonnement pour le tataki (viande ou poisson légèrement grillé puis haché), comme accompagnement pour les nabemono (plats mijotés) tels que le shabu-shabu et certains types de sashimi. Un autre produit populaire, le yuzu koshô (pâte de piment au yuzu), est fabriqué à partir de piments verts. “Les piments que nous utilisons sont cultivés chez nous et dans des fermes sous contrat. Nous sommes très attachés à la culture sans pesticides et prenons beaucoup de temps et d’efforts pour les cultiver”, souligne Tadokoro Masaya. “Depuis quelques années, le yuzu est utilisé en cosmétique. En effet, l’extrait de yuzu est depuis longtemps utilisé comme senteur dans les parfums et les produits pour le bain. Aujourd’hui, l’extrait de zeste de yuzu et l’huile de yuzu sont de plus en plus utilisés pour leurs propriétés naturellement énergisantes, tonifiantes et éclaircissantes”, explique-t-il.
Depuis une dizaine d’années, de nombreux chefs occidentaux ont également ajouté le yuzu à leur arsenal culinaire. L’intérêt croissant du monde gastronomique a été le passe-partout pour pénétrer les marchés étrangers. “En 2009, notre récolte a été exceptionnellement importante. Elle est passée de 800 tonnes à 2 100 tonnes, et la coopérative agricole n’a pas pu gérer tout le yuzu qu’elle nous achetait, ce qui a fait chuter rapidement le prix unitaire. Bien que cette période difficile se soit poursuivie pendant trois ou quatre ans, la préfecture a immédiatement pris des mesures pour trouver d’autres débouchés en dehors du Japon. Ce qui est intéressant, c’est qu’en fin de compte, la réputation que nous avons acquise à l’étranger nous a permis d’améliorer une fois de plus l’image de marque du yuzu au Japon”, se souvient le cultivateur.
“Nous avons participé à l’exposition alimentaire de Singapour en 2010. L’année suivante, nous avons organisé une dégustation de yuzu dans un restaurant deux étoiles à Paris, en France. Des restaurateurs et des pâtissiers locaux y ont participé et tout le monde a été séduit par l’arôme du yuzu, différent de celui des citrons et des oranges. A la suite de cet événement, nous avons reçu une demande d’expédition de yuzu brut entier. C’est ainsi que nos exportations vers l’Union européenne (UE) ont commencé”, rappelle Matsumoto Risa en charge de la politique industrielle à la mairie de Kitagawa. Ce n’était toutefois que le début d’un long processus. En septembre 2012, Kitagawa a organisé une dégustation de yuzu à laquelle ils ont invité le président d’une société d’importation française, un célèbre chef français et un pâtissier espagnol champion du monde. En octobre de la même année, ils se sont à nouveau envolés pour la France, cette fois pour présenter leurs fruits au SIAL, le plus grand salon agroalimentaire d’Europe. Ils ont dû surmonter plusieurs obstacles comme la construction d’une ferme spécialisée afin de respecter les conditions strictes de l’UE en matière de pesticides et, pour se conformer aux réglementations commerciales européennes. Enfin, les premiers fruits de yuzu de Kitagawa ont été expédiés par avion en France en novembre 2012. “La France et les Etats-Unis sont les premiers pays importateurs de yuzu, mais nous nous développons également en Asie, notamment à Singapour et à Dubaï”, précise Matsumoto Risa.
Interrogé sur la récente popularité du yuzu, Tadokoro Masaya estime qu’en dehors de son goût et de son arôme, il peut séduire les personnes soucieuses de leur santé. “Le yuzu a la plus grande concentration de vitamine C et d’acide citrique de tous les agrumes. En outre, l’écorce de yuzu contient de nombreux composants aromatiques tels que le limonène ainsi que des composants d’huiles essentielles, qui ont des effets relaxants, et améliorent la circulation sanguine”, confirme-t-il. Parmi les cultivateurs de yuzu de Kitagawa, il fait partie des vétérans. Il est parfaitement conscient des nouveaux défis. “Je ne sais pas si c’est lié au réchauffement de la planète, mais j’ai remarqué quelques changements subtils. Mes yuzus, par exemple, jaunissent un peu plus vite qu’il y a dix ans. Par ailleurs, les parasites ont considérablement augmenté. Au cours des trois ou quatre dernières années, les précipitations sont devenues quelque peu aléatoires : il y a des mois où il pleut peu ou pas du tout, et des périodes où il pleut trop”, note-t-il.
“L’une des évolutions récentes les plus importantes est le projet Kitagawa, qui vise à développer et à préserver les terres agricoles consacrées au yuzu. Etant donné que bon nombre des agriculteurs actuels vieillissent, nous encourageons les jeunes à venir s’installer ici et à prendre leur place. Le problème, cependant, c’est que Kitagawa est une région escarpée et vallonnée, et qu’il est donc difficile de trouver de nouvelles terres agricoles plates. Dans le cadre de nos efforts pour attirer des gens ici, nous avons demandé l’aide du gouvernement. Jusqu’à présent, il n’existait aucun projet national visant à améliorer les terres agricoles dans des régions telles que la nôtre, mais après avoir essayé à plusieurs reprises d’impliquer les autorités, le gouvernement a finalement répondu à nos demandes et nous a aidés à développer de nouvelles terres agricoles. Aujourd’hui, la superficie totale des terres agricoles de Kitagawa est d’environ 100 hectares, dont environ 10 hectares ont été créés dans le cadre de ce projet”, ajoute Tadokoro Masaya.
“Le système de soutien de Kitagawa aux cultivateurs de yuzu est le meilleur du pays, et il ne fait aucun doute que nous sommes les mieux adaptés si quelqu’un veut se lancer dans cette culture. C’est le système de soutien le plus généreux que l’on puisse demander. A cet égard, je dirais que le village de Kitagawa est assez unique”, estime l’agriculteur. “J’aime notre petite communauté. Nous transmettons généreusement nos compétences et nos connaissances aux plus jeunes et aux personnes qui décident de s’installer ici et de contribuer au maintien de nos anciennes traditions. Dans l’ensemble, c’est une bonne façon de s’assurer un revenu tout en aimant travailler en plein air et en faisant un travail qui vous permet de prendre des congés.”
Jean Derome