Un concours de circonstances et un contexte particulier ont favorisé l’émergence du célèbre monstre japonais.
Dans les années 1950, le Japon est un pays en transition, encore marqué par les souvenirs douloureux de la guerre. Il tente d’aller de l’avant, de panser ses plaies physiques et psychologiques et de retrouver sa place sur la scène internationale. Dans ce contexte, la sortie de Godzilla (Gojira) en 1954 ne relève pas du hasard et peut être considérée comme l’aboutissement d’un long processus politique et culturel.
La guerre a officiellement et légalement pris fin le 8 septembre 1951, lorsque 49 nations ont signé le traité de San Francisco. Cependant, le Japon a dû attendre sept mois supplémentaires pour que le traité soit officiellement ratifié. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’occupation militaire du Japon par les Alliés a pris fin. Le jour même du traité de San Francisco, le Japon et les Etats-Unis ont signé un traité de sécurité qui, entre autres, donnait aux Américains le droit de maintenir des bases militaires sur le sol japonais et établissait ce que certains ont appelé “ l’indépendance subordonnée” du Japon à l’égard de Washington.
Le 1er mai 1952, quelques jours seulement après l’entrée en vigueur du traité, plus d’un million de personnes ont participé à 331 manifestations dans tout le pays. A Tôkyô, des milliers de manifestants (parmi lesquels des groupes de gauche dont on pensait qu’ils préparaient une révolution violente) se sont heurtés à la police devant le Palais impérial. Deux personnes ont été tuées, 2 300 ont été blessées et 1 230 ont été arrêtées.
L’article 9 de la Constitution japonaise, entrée en vigueur en 1947, stipule que le Japon ne maintiendra jamais “des forces terrestres, maritimes et aériennes, ainsi que d’autres moyens de guerre”. Par conséquent, les bases américaines à Okinawa et dans d’autres régions ont été justifiées comme étant le seul moyen de défendre le pays en cas d’attaque.
Toutefois, lorsque la guerre de Corée a éclaté en 1950, la 24e division d’infanterie américaine stationnée au Japon a été envoyée au combat, laissant le pays sans protection armée. La solution du général MacArthur a consisté à créer une réserve de police nationale légèrement armée. Deux ans plus tard, la force initiale de 75 000 hommes est portée à 110 000 hommes avec la création des Forces de sécurité nationale, qui sont à leur tour réorganisées en tant que Forces d’autodéfense en juin 1954.
La guerre de Corée, qui s’est achevée en 1953, a également joué un rôle essentiel dans le redressement du Japon après la guerre. Très proche de la péninsule coréenne, le Japon est devenu une sorte de base industrielle pour les Etats-Unis et, tout au long du conflit, les entreprises locales ont reçu des demandes de fournitures, d’armes et d’autres équipements de la part des forces armées américaines. Cela a entraîné une période de forte croissance économique.
L’économie mise à part, l’année 1954 a commencé sous de mauvais auspices. Le 2 janvier, le domaine du Palais impérial est ouvert au grand public, via le pont Nijûbashi, pour l’événement annuel au cours duquel la famille impériale apparaît au balcon pour saluer les visiteurs. Profitant du soleil, plus de 380 000 personnes sont venues assister à l’audience publique, un nombre trop important pour être géré par le personnel de sécurité. A 14 heures, la situation est devenue chaotique. Vers 14 h 15, une femme âgée qui se trouvait devant la foule a trébuché, et les personnes qui se trouvaient derrière elle sont tombées sur elle les unes après les autres, créant un gigantesque effet domino. Au final, 17 personnes sont mortes et 82 ont été blessées, dont certaines grièvement.
La politique intérieure a également été perturbée. Le 1er février, la Diète a examiné une affaire de fraude liée à Hozen Keizaikai, un groupe d’investissement privé qui, à son apogée, avait attiré 150 000 investisseurs en leur garantissant des dividendes élevés. On a fini par découvrir que les profits de la société ne provenaient pas d’investissements réels mais étaient le fruit de la spéculation boursière. Ces révélations ont été faites alors que les cours de ses actions s’étaient effondrés l’année précédente, entraînant des pertes évaluées à environ 4,4 milliards de yens. En outre, les Japonais ont appris qu’une partie de l’argent avait servi à financer des personnalités politiques parmi lesquelles des figures importantes comme Hatoyama Ichirô, Ikeda Hayato et Satô Eisaku. Finalement, le président de Hozen Keizaikai, Itô Masutomi, a été condamné à dix ans de prison pour fraude. Hatoyama, Ikeda et Satô, en revanche, ont été Premiers ministres entre 1954 et 1972, le dernier étant aussi distingué par le prix Nobel de la paix en 1972.
Si de nombreux Japonais n’étaient pas satisfaits de leur classe politique, ils pouvaient se réjouir pour d’autres choses. L’une d’entre elles était la lutte professionnelle. A partir du 19 février, l’ancien lutteur de sumo Rikidôzan et le célèbre judoka Kimura Masahiko se sont associés dans une série de matchs contre les frères canadiens Sharpe, contribuant à populariser ce sport et accroître son audience télévisuelle. Des dizaines de milliers de Japonais sont venus les encourager avec ferveur au Memorial Hall de Tôkyô et devant les “téléviseurs de rue” que la chaîne commerciale Nippon Television avait installés dans les espaces publics.
Dans les années 1950, des millions de Japonais ont vu dans ces lutteurs une chance de venger les humiliations subies pendant l’occupation alliée et de réaffirmer un sentiment de fierté nationale. Dans cette nouvelle arène de théâtre athlétique chorégraphié et de simulacre de combat qu’est la lutte professionnelle, Rikidôzan est rapidement devenu une star – un héros national qui, grâce à sa technique, a battu des Américains beaucoup plus grands et toujours prêts à utiliser des coups bas. Ses victoires à l’arraché dégagent alors un sentiment de justice morale et font du lutteur la deuxième personne la plus célèbre du Japon d’après-guerre, après l’empereur.
Ironiquement, cette figure japonaise par excellence était en fait un Coréen nommé Kim Sin-rak, qui était d’abord venu au Japon pour devenir lutteur de sumo et avait souffert de discrimination en raison de ses origines. Lorsqu’il a obtenu la citoyenneté japonaise en 1951, il s’est vu attribuer une nouvelle identité (affirmant être né près de Nagasaki) et toutes les traces de son passé coréen ont été effacées. Cependant, ses fans s’en moquaient éperdument. Rikidôzan se battait du bon côté, et les Japonais avaient désespérément besoin de quelqu’un ou de quelque chose pour les aider à exorciser les fantômes de la défaite.
Car ces derniers planent toujours sur le Japon. Le 1er mars, la marine américaine a fait exploser une bombe à hydrogène au-dessus de l’atoll de Bikini, près des îles Marshall, dont la puissance était 1 000 fois supérieure à la bombe atomique larguée sur Hiroshima. À quelque 130 kilomètres à l’est de l’explosion, un thonier japonais, le Lucky Dragon No. 5, et ses 23 membres d’équipage ont été exposés aux retombées nucléaires. Après leur retour au port, tous les membres de l’équipage ont été déclarés malades des radiations et l’un d’entre eux est décédé des suites d’un empoisonnement aux radiations.
L’incident du Lucky Dragon a suscité l’indignation de l’opinion publique, qui a considéré que c’était la troisième fois que les Japonais étaient victimes de l’atome. En outre, plus de deux mois après les essais à Bikini, la radioactivité était toujours détectée dans la pluie. Cela a conduit, le 8 août, à la création du Conseil national contre les bombes atomiques et à hydrogène (Gensuikyô).
Dans les années 1950, la radio, le cinéma et la télévision naissante (les premières émissions régulières datent de 1953) ont diverti des millions de personnes tout en les aidant à exorciser leurs souvenirs traumatisants de la défaite. Entre avril 1952 et avril 1954, le radiodiffuseur public NHK a diffusé le feuilleton radiophonique Kimi no nawa [Quel est ton nom ?]. L’émission s’est avérée si populaire, en particulier auprès des femmes, que l’histoire a été adaptée en un film en trois parties (1953-54) qui a battu tous les records au box-office et a même déclenché une mode. Lorsque l’émission de radio s’est achevée en 1954, elle a donné lieu à un roman en quatre volumes. Les deux protagonistes, Machiko et Haruki, se rencontrent pour la première fois sur le pont Sukiya, dans le centre de Tôkyô, lors du raid aérien américain du 24 mai 1945. Ils se sont mutuellement sauvés la vie et se sont promis de se retrouver sur le pont exactement six mois plus tard. Cependant, alors que Haruki revient à cet endroit tous les six mois, Machiko ne peut pas en faire autant. Comme dans tout bon mélodrame, l’intrigue comporte de nombreux rebondissements, mais le cœur de l’histoire est que l’amour de Machiko pour Haruki est irrémédiablement mêlé à des souvenirs de perte : la même nuit où elle a trouvé son véritable amour, elle a perdu ses parents. Ce n’est que lorsque Machiko sera prête à affronter son passé qu’elle pourra retrouver Haruki. D’autres questions abordées dans cette histoire, la prostitution et les enfants interraciaux, sont également liées aux conséquences de la défaite japonaise. L’histoire ne mentionne jamais le rôle joué par les forces d’occupation, mais l’influence américaine sur la vie des personnages est toujours présente, inévitable.
Les années 1950 sont également l’âge d’or du cinéma japonais avec pas moins de cinq grandes compagnies, certains studios produisant deux films importants par semaine. Rien qu’en 1954, 370 longs métrages ont été produits et projetés dans les quelque 7 000 salles du pays, générant un revenu d’environ 20 milliards de yens. C’est l’époque aussi où les films japonais se font également remarquer à l’étranger. Après Rashômon de Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) récompensé à Venise en 1951, La Porte de l’enfer (Jigokumon) de Kinugasa Teinosuke remporte, 3 ans plus tard, le Grand Prix du Festival de Cannes, tandis que Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai) de Kurosawa et L’Intendant Sansho (Sanshô dayû) de Mizoguchi Kenji sont distingués à Venise. La fin de l’occupation alliée a mis fin à la censure cinématographique. Les drames d’époque, qui avaient été interdits, reviennent alors sur le devant de la scène. Désormais libres de jeter le regard qu’ils veulent sur la guerre passée, les réalisateurs japonais produisent à la fois des œuvres nostalgiques comme Battleship Yamato (Senkan Yamato, 1953) et Opération Kamikaze (Taiheiyô no washi, 1953) et des méditations anti-guerre poignantes comme Vingt-quatre prunelles (Nijû-shi no hitomi, 1954) de Kinoshita Keisuke.
La concurrence entre les sociétés cinématographiques est devenue si intense que les années 1950 sont souvent qualifiées de “guerre des studios”, chaque grande société (Tôei, Tôhô, Shôchiku, Daiei et Nikkatsu) se disputant la domination d’un marché en pleine expansion et allant jusqu’à essayer de s’arracher les réalisateurs et les acteurs les uns des autres. La Tôhô était l’un des plus anciens et des plus respectés. Elle comptait dans ses rangs des réalisateurs du calibre de Kurosawa et de Naruse Mikio. Cependant, elle était alors affaiblie par une série de luttes syndicales et cherchait de nouveaux moyens de battre la concurrence.
C’est dans ces circonstances qu’en 1954, alors qu’il feuilletait une revue spécialisée dans le cinéma, l’un de ses producteurs Tanaka
Tomoyuki a pris connaissance du succès phénoménal d’un film de monstres américain sorti l’année précédente et intitulé Le Monstre des temps perdus (The Beast from 20,000 Fathoms). Ce long-métrage, animé par Ray Harryhausen, raconte l’histoire d’un monstre préhistorique qui revit à la suite d’un essai atomique. Sentant que les films de monstres pourraient trouver un marché au Japon, Tanaka convainc d’autres dirigeants de la Tôhô de tenter l’expérience. Si le risque était énorme, il eut la chance de voir l’expert en effets spéciaux Tsuburaya Eiji (voir Zoom Japon n°60, mai 2016) et le réalisateur Honda Ishirô, qui avaient déjà travaillé l’année précédente sur le projet Opération
Kamikaze, rejoindre le projet.
Au départ, Honda Ishirô n’était pas très enthousiaste à l’idée de réaliser un film de monstres. Cependant, l’incident du Lucky Dragon l’a incité à utiliser un monstre pour revenir sur l’expérience du Japon en temps de guerre et sur les méfaits des armes nucléaires. Il a même insisté pour que la créature souffle un rayon radioactif (voir pp. 10-12).
Certes, les Etats-Unis ne sont jamais mentionnés dans le film, mais les spectateurs japonais n’ont pas manqué de voir dans Godzilla la bombe atomique américaine ou de sentir la présence de l’ennemi anonyme tout au long de l’histoire. Le réalisateur a cependant évité de faire une référence directe à l’incident du Lucky Dragon, n’y faisant allusion que dans la première scène, lorsqu’un bateau de pêche est anéanti par une représentation symbolique de l’explosion de Hiroshima.
Godzilla sort le 3 novembre et connaît un succès populaire retentissant, mais les critiques japonaises sont mitigées. Elles accusent le film d’exploiter la dévastation généralisée que le pays a subie pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que l’incident du Lucky Dragon. De plus, frustré par la réticence des producteurs à pointer du doigt la responsabilité américaine, un écrivain insiste sur le fait que Godzilla aurait dû traverser le Pacifique et attaquer les villes américaines au lieu de Tôkyô (voir pp. 22-25).
Quoi qu’il en soit, en transformant la bombe atomique et l’Amérique elle-même en monstre (pour certains observateurs, même les catcheurs professionnels américains en visite ressemblaient à des monstres), la culture populaire japonaise a réussi à aborder des questions importantes qui restaient étouffées dans le discours politique. Le sentiment de perte a été transformé en forces destructrices qui, dans le cas des films de monstres, défient l’entendement humain.
Ironiquement, dans une scène qui n’est peut-être pas intentionnelle, Godzilla piétine sans pitié le pont Sukiya, symbole des souvenirs douloureux de Kimi no nawa. Depuis son apparition dans le feuilleton radiophonique, entouré d’une ville rasée par les raids aériens, le pont était devenu une sorte d’espace liminal ; un symbole de la défaite tragique du Japon qui continuait d’attirer les orphelins, les cireurs de chaussures et d’autres personnes désespérées. Pour Machiko, Tôkyô pouvait changer, mais le pont Sukiya resterait toujours le même. Malheureusement, Godzilla ne partageait pas ses sentiments : il est arrivé peu de temps après les heureuses retrouvailles de Machiko et Haruki et a détruit le pont, reproduisant en quelque sorte la scène de destruction en temps de guerre d’où ces souvenirs ont émergé à l’origine.
Gianni Simone