Godzilla a commencé à semer la terreur en novembre 1954, il y a 70 ans. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Un concours de circonstances et un contexte particulier ont favorisé l'émergence du célèbre monstre japonais. Dans les années 1950, le Japon est un pays en transition, encore marqué par les souvenirs douloureux de la guerre. Il tente d’aller de l’avant, de panser ses plaies physiques et psychologiques et de retrouver sa place sur la scène internationale. Dans ce contexte, la sortie de Godzilla (Gojira) en 1954 ne relève pas du hasard et peut être considérée comme l’aboutissement d’un long processus politique et culturel.La guerre a officiellement et légalement pris fin le 8 septembre 1951, lorsque 49 nations ont signé le traité de San Francisco. Cependant, le Japon a dû attendre sept mois supplémentaires pour que le traité soit officiellement ratifié. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’occupation militaire du Japon par les Alliés a pris fin. Le jour même du traité de San Francisco, le Japon et les Etats-Unis ont signé un traité de sécurité qui, entre autres, donnait aux Américains le droit de maintenir des bases militaires sur le sol japonais et établissait ce que certains ont appelé “ l’indépendance subordonnée” du Japon à l’égard de Washington.Le 1er mai 1952, quelques jours seulement après l’entrée en vigueur du traité, plus d’un million de personnes ont participé à 331 manifestations dans tout le pays. A Tôkyô, des milliers de manifestants (parmi lesquels des groupes de gauche dont on pensait qu’ils préparaient une révolution violente) se sont heurtés à la police devant le Palais impérial. Deux personnes ont été tuées, 2 300 ont été blessées et 1 230 ont été arrêtées.L’article 9 de la Constitution japonaise, entrée en vigueur en 1947, stipule que le Japon ne maintiendra jamais “des forces terrestres, maritimes et aériennes, ainsi que d’autres moyens de guerre”. Par conséquent, les bases américaines à Okinawa et dans d’autres régions ont été justifiées comme étant le seul moyen de défendre le pays en cas d’attaque.Toutefois, lorsque la guerre de Corée a éclaté en 1950, la 24e division d’infanterie américaine stationnée au Japon a été envoyée au combat, laissant le pays sans protection armée. La solution du général MacArthur a consisté à créer une réserve de police nationale légèrement armée. Deux ans plus tard, la force initiale de 75 000 hommes est portée à 110 000 hommes avec la création des Forces de sécurité nationale, qui sont à leur tour réorganisées en tant que Forces d’autodéfense en juin 1954.La guerre de Corée, qui s’est achevée en 1953, a également joué un rôle essentiel dans le redressement du Japon après la guerre. Très proche de la péninsule coréenne, le Japon est devenu une sorte de base industrielle pour les Etats-Unis et, tout au long du conflit, les entreprises locales ont reçu des demandes de fournitures, d’armes et d’autres équipements de la part des forces armées américaines. Cela a entraîné une période de forte croissance économique.L’économie mise à part, l’année 1954 a commencé sous de mauvais auspices. Le 2 janvier, le domaine du Palais impérial est ouvert au grand public, via le pont Nijûbashi, pour l’événement annuel au cours duquel la famille impériale apparaît au balcon pour saluer les visiteurs. Profitant du soleil, plus de 380 000 personnes sont venues assister à l’audience publique, un nombre trop important pour être géré par le personnel de sécurité. A 14 heures, la situation est devenue chaotique. Vers 14 h 15, une femme âgée qui se trouvait devant la foule a trébuché, et les personnes qui se trouvaient derrière elle sont tombées sur elle les unes après les autres, créant un gigantesque effet domino. Au final, 17 personnes sont mortes et 82 ont été blessées, dont certaines grièvement.La politique intérieure a également été perturbée. Le 1er février, la Diète a examiné une affaire de fraude liée à Hozen Keizaikai, un groupe d’investissement privé qui, à son apogée, avait attiré 150 000 investisseurs en leur garantissant des dividendes élevés. On a fini par découvrir que les profits de la société ne provenaient pas d’investissements réels mais étaient le fruit de la spéculation boursière. Ces révélations ont été faites alors que les cours de ses actions s’étaient effondrés l’année précédente, entraînant des pertes évaluées à environ 4,4 milliards de yens. En outre, les Japonais ont appris qu’une partie de l’argent avait servi à financer des personnalités politiques parmi lesquelles des figures importantes comme Hatoyama Ichirô, Ikeda Hayato et Satô Eisaku. Finalement, le président de Hozen Keizaikai, Itô Masutomi, a été condamné à dix ans de prison pour fraude. Hatoyama, Ikeda et Satô, en revanche, ont été Premiers ministres entre 1954 et 1972, le dernier étant aussi distingué par le prix Nobel de la paix en 1972.Si de nombreux Japonais n’étaient pas satisfaits de leur classe politique, ils pouvaient se réjouir pour d’autres choses. L’une d’entre elles était la lutte professionnelle. A partir du 19 février, l’ancien lutteur de sumo Rikidôzan et le célèbre judoka Kimura Masahiko se sont associés dans une série de matchs contre les frères canadiens Sharpe, contribuant à populariser ce sport et accroître son audience télévisuelle. Des dizaines de milliers de Japonais sont venus les encourager avec ferveur au Memorial Hall de Tôkyô et devant les “téléviseurs de rue” que la chaîne commerciale Nippon Television avait installés dans les espaces publics.Dans les années 1950, des millions de Japonais ont vu dans ces lutteurs une chance de venger les humiliations subies pendant l’occupation alliée et de réaffirmer un sentiment de fierté nationale. Dans cette nouvelle arène de théâtre athlétique chorégraphié et de simulacre de combat qu’est la lutte professionnelle, Rikidôzan est rapidement devenu une star – un héros national qui, grâce à sa technique, a battu des Américains beaucoup plus grands et toujours prêts à utiliser des coups bas. Ses victoires à l’arraché dégagent alors un sentiment de justice morale et font du lutteur la deuxième personne la plus célèbre du Japon d’après-guerre, après l’empereur.Ironiquement, cette figure japonaise par excellence était en fait un Coréen nommé Kim Sin-rak, qui était d’abord venu au Japon pour devenir lutteur de sumo et avait souffert de discrimination en raison de ses origines. Lorsqu’il a obtenu la citoyenneté japonaise en 1951, il s’est vu attribuer une nouvelle identité (affirmant être né près de Nagasaki) et toutes les traces de son passé coréen ont été effacées. Cependant, ses fans s’en moquaient éperdument. Rikidôzan se battait du bon côté, et les Japonais avaient désespérément besoin de quelqu’un ou de quelque chose pour les aider à exorciser les fantômes de la défaite.Car ces derniers planent toujours sur le Japon. Le 1er mars, la marine américaine a fait exploser une bombe à hydrogène au-dessus de l’atoll de Bikini, près des îles Marshall, dont la puissance était 1 000 fois supérieure à la bombe atomique larguée sur Hiroshima. À quelque 130 kilomètres à l’est de l’explosion, un thonier japonais, le Lucky Dragon No. 5, et ses 23 membres d’équipage ont été exposés aux retombées nucléaires. Après leur retour au port, tous les membres de l’équipage ont été déclarés malades des radiations et l’un d’entre eux est décédé des suites d’un empoisonnement aux radiations.L’incident du Lucky Dragon a suscité l’indignation de l’opinion publique, qui a considéré que c’était la troisième fois que les Japonais étaient victimes de l’atome. En outre, plus de deux mois après les essais à Bikini, la radioactivité était toujours détectée dans la pluie. Cela a conduit, le 8 août, à la création du Conseil national contre les bombes atomiques et à hydrogène (Gensuikyô).Dans les années 1950, la radio, le cinéma et la télévision naissante (les premières émissions régulières d atent de 1953) ont diverti des millions de personnes tout en les aidant à exorciser leurs souvenirs traumatisants de la défaite. Entre avril 1952 et avril 1954, le radiodiffuseur public NHK a diffusé le feuilleton radiophonique Kimi no nawa [Quel est ton nom ?]. L’émission s’est avérée si populaire, en particulier auprès des femmes, que l’histoire a été adaptée en un film en trois parties (1953-54) qui a battu tous les records au box-office...