Un an après le succès de Shokuzai, le cinéaste revient avec Real, un thriller prenant et étonnant. Il s’explique.
Comment passe-t-on de Tokyo Sonata, à Shokuzai puis à Real en termes de production ?
Kurosawa Kiyoshi : Pour ces trois projets, ni les sociétés de production ni les producteurs n’étaient les mêmes. J’ai donc travaillé avec des équipes différentes à chaque fois. Il se trouve qu’après Tokyo Sonata, pendant quatre ans, j’ai écrit et proposé des projets, mais aucun n’a abouti. Ça ne veut pas dire que je ne faisais rien, mais, en tout cas, ce fut une période au cours de laquelle je n’ai pas pu tourner. Une des raisons pour lesquelles je n’ai pas pu tourner après Tokyo Sonata, c’est que justement avec ce film j’avais eu l’impression peut-être d’avoir fait le tour de films qui se déroulaient dans le Japon, le Tôkyô contemporain, parce que la plupart des films se situaient à cet endroit-là et à notre époque. Du coup, j’avais envie de tourner autre chose. J’ai écrit des histoires dont l’action se déroulait plutôt dans le passé. D’autres où le film n’aurait pas été tourné au Japon, mais en Chine. Or il se trouve que c’était des projets plus coûteux que ce que j’avais l’habitude de faire. C’est pourquoi, ils n’ont pas abouti. Je me suis alors dit que si j’arrêtais de faire des films maintenant, je n’en ferais peut-être jamais plus et je m’éloignerais à jamais du cinéma.
C’est à ce moment-là qu’on m’a proposé le projet de Shokuzai. A l’origine conçu pour la télévision, je l’ai abordé de façon beaucoup plus décontractée que si cela avait été pour le cinéma. Je n’étais pas habitué à adapter des romans originaux. A priori, ce n’était pas forcément ma spécialité, mais, comme c’était pous la télévision, je l’ai pris avec beaucoup plus de légèreté que d’habitude. Je me suis lancé et je me suis rendu compte que cela avait un tout autre intérêt que si j’avais présenté un projet original. Cela a été une expérience très constructive.
Après Shokuzai, j’ai pris conscience que l’adaptation à l’écran de romans originaux ne me posait pas tant de problèmes que ça, que je pouvais tourner des films sans ressentir de gêne par rapport à ce processus. C’est alors qu’on m’a proposé un autre projet d’adaptation, Real. C’était un roman que j’ai lu. Au départ, je l’ai trouvé un peu confus. En termes de narration, il y avait des choses un peu compliquées, mais en même temps, l’idée me plaisait parce que ce n’était pas un projet qui allait se tourner dans le Tôkyô contemporain. Il y a justement cette frontière un peu floue entre la réalité et ce qui ne l’est pas. C’est ce qui m’a donné envie d’accepter le projet.
En parlant de frontière, pourriez-vous nous parler de votre intérêt pour les lignes que l’on retrouve dans beaucoup de vos films ?
K. K. : Contrairement à la France en particulier, il se trouve qu’au Japon les villes sont faites de lignes. Justement il existe beaucoup de choses qui ressemblent à des cadres qui sont délimités par une verticalité et une horizontalité. Ce n’est pas forcément très agréable à vivre, mais c’est très cinématographique puisque ça ressemble beaucoup à l’écran. Donc, en termes de mise en scène, ça élargit très facilement l’imaginaire que l’on peut avoir. Ça donne des idées parce que, en fonction de l’endroit où l’on se place, on peut déjà avoir l’impression que le cadre est défini. C’est vrai que je me suis beaucoup servi de cela jusque-là. Il se trouve que pour Real, dans le roman original, il y avait toute cette partie qui se déroule sur une île du Pacifique. J’avais déjà parcouru ce genre d’endroits en tant que visiteur, mais je n’en avais jamais filmé. Donc je ne savais pas du tout comment aborder la chose. Quelle mise en scène fallait-il adopter ? Je n’ai pas encore trouvé la formule. Je ne suis pas persuadé d’avoir bien réussi à le faire, mais c’est un nouveau champ d’exploration pour moi. Jusqu’à présent, je m’étais beaucoup cantonné à la métropole. Avec Real, ça m’a donné envie d’explorer d’autres types de paysages.
Pour compléter, je voudrais aborder le format de l’image. Jusqu’à présent, j’ai beaucoup tourné en VistaVision. C’est un format que je trouve bien adapté, car il laisse pas mal de place au hors-champ. Un des intérêts du cinéma à mon sens, c’est justement de susciter la curiosité du spectateur par rapport à ce qui n’est pas dans le cadre. Je trouve que pour filmer la ville, c’est le format idéal. Quand on filme des intérieurs qui sont assez carrés ou assez linéaires, c’est vraiment le format idéal. En revanche, quand on est parti sur cette île et qu’il a fallu filmer cette nature, je me suis rendu compte que ce n’était pas le bon format. C’est vrai que le format VistaVision dans une salle n’exploite pas la totalité de l’écran. Ce n’est pas le cas du cinémascope par exemple. Quand on est face à l’écran, on a l’impression qu’il n’y a aucun espace perdu. Et pour ces paysages, ces grands espaces, je me dis que c’est peut-être le format le plus adapté. Je ne sais pas ce que seront mes prochains films, mais en tout cas, je me dis que c’est peut-être pour moi le moment d’explorer aussi ce nouveau format auquel je n’ai pas l’habitude d’être confronté.
Puisque vous évoquez l’expérimentation, dans Real, vous avez travaillé sur les images de synthèse. Y avez-vous pris plaisir ?
K. K. : Je suis très satisfait de ce point de vue-là. Ce n’est pas une totale nouveauté pour moi puisque j’y ai déjà eu recours. Je travaille toujours avec la même équipe et j’ai toujours eu envie de faire un film qui mette son talent au premier plan et qui exploite toutes ces technologies. Real m’a permis de le faire. Cela a permis de prouver que le cinéma japonais était tout à fait capable de produire ce genre d’effets.
Est-ce que le fait d’avoir été produit par la Tôhô a eu un impact sur ce plan dans la mesure où ce studio est renommé pour ses films d’effets spéciaux comme Godzilla par exemple ?
K. K. : Effectivement, il y a une contribution de la Tôhô qui a été partagée avec la chaîne de télévision TBS. Le fait que nous ayons eu un budget assez conséquent a aussi permis la réalisation de ce film avec tous ces effets spéciaux. Concernant la Tôhô, ils m’ont laissé très libre de faire le film comme je l’entendais. J’ai été très surpris d’ailleurs, car ils ont beaucoup respecté ma sensibilité en tant qu’auteur. Ça m’a agréablement surpris. La seule condition émise par la Tôhô concernait les acteurs. Il fallait que le film se tourne avec deux comédiens très populaires.
Côté casting, vous avez une nouvelle fois fait appel à Koizumi Kyoko. Même si son rôle est court, elle interprète encore une mère de famille distante et froide. Est-ce qu’elle résume votre vision des rapports familiaux ?
K. K. : Je ne sais pas si on peut dire que toutes les familles sont aussi froides et sans doute, le trait a été un petit peu forcé dans le film. Pour parler de ma propre expérience, je viens d’une famille où le lien de filiation n’était pas aussi fort ou ne s’exprimait pas de façon aussi extravertie que dans d’autres familles japonaises. C’était un peu plus lâche. Mes parents m’ont toujours dit que je pouvais faire ce que je voulais tant que j’en assumais la responsabilité. J’étais libre de faire les choix que je voulais. Donc pour moi, cette distance et cette espèce de détachement est assez naturel. La distance qui existe entre la mère et son fils est quelque chose que j’ai moi-même connu dans ma propre existence.
Est-ce que vous êtes fan de voitures françaises ? Dans vos derniers films, on en voit beaucoup.
K. K. : Comme vous l’avez observé, dans Tokyo Sonata, il s’agissait d’une Peugeot, dans Shokuzai aussi et dans Real, il y a une Citroën. J’aime beaucoup les voitures en général, et les voitures françaises. Mais à vrai dire, il y a une raison beaucoup plus pragmatique qui me pousse à choisir des véhicules français dans mes films. Il est en effet très compliqué de faire apparaître des voitures japonaises dans les films pour des raisons d’autorisation. Il faut que le film soit très politiquement correct et qu’il mette la voiture vraiment à son avantage. Il arrive aussi que certains comédiens aient joué dans des publicités pour Toyota ou pour Honda. S’il a joué pour Toyota, il ne peut pas tourner dans une Honda car contractuellement cela peut poser problème. C’est donc très compliqué à organiser. Tandis qu’en faisant appel à une société française établie au Japon et qu’on lui demande de nous prêter des voitures, elle se montre très enthousiaste.
Je suis très heureux que vous me posiez cette question car cela fait plusieurs films où je fais apparaître des voitures françaises. On ne m’avait jamais posé la question y compris en France, peut-être parce que les Français pensent que c’est normal qu’il y ait des voitures françaises au Japon. Mais en réalité, c’est loin d’être le cas. Il y en a peu. Je suis très content que vous me fassiez cette remarque parce que cela signifie que certains ont vraiment pris soin de regarder le film. (rires)
Récemment, la loi sur les secrets d’Etat du gouvernement Abe a suscité la mobilisation de nombreux cinéastes parmi lesquels Yamada Yôji. Y êtes-vous sensible ?
K. K. : J’ai signé la pétition qui a circulé à cette occasion comme j’avais signé une pétition de soutien au mouvement contre les centrales nucléaires. L’ennui, et c’est peut-être la différence avec la France, est que je me demande à quoi vont servir ces pétitions. Quelle sera leur influence ? Yamada Yôji s’est en effet mobilisé, mais son appel reste assez vain pour le moment. Il n’atteint pas la sphère politique à vrai dire. Je suis un peu embêté. Je me rends bien compte que je suis dans une situation où je ne sais pas ce qu’il faut faire pour aider le Japon en tant que réalisateur, mais aussi en tant que citoyen. J’ai conscience que ne pas savoir ce qu’il faut faire est insuffisant. En même temps, je ne saisis pas encore quels sont les moyens que nous allons pouvoir mobiliser pour faire évoluer ces différentes causes. Pour l’instant, j’en suis au point de dresser un constat.
Propos recueillis par Odaira Namihei
CRITIQUE : Un fantastique voyage
Depuis que la chaîne de télévision Wowow a redonné les moyens à Kurosawa Kiyoshi de faire des films avec Shokuzai, le cinéaste a retrouvé le goût et l’envie d’explorer de nouveaux horizons. Peut-être moins ambitieux sur le plan du scénario qu’avec Tokyo Sonata, le meilleur film japonais des trois dernières décennies, il offre néanmoins avec Real un long métrage envoûtant dans lequel le spectateur se laisse attirer sans aucune résistance. Il y parvient simplement parce qu’il sait susciter sa curiosité. Quand Kôichi se lance dans l’expérience de pénétrer dans le subconscient d’Atsumi, sa compagne, dans le coma depuis sa tentative de suicide, il est impossible de ne pas se laisser entraîner dans ce voyage irréel dont le but est de se reconnecter au réel. Comme à son habitude, le réalisateur joue beaucoup sur les lignes pour exprimer les limites entre la réalité et ce qui n’en relève pas. On sent qu’il prend un réel plaisir à emmener le spectateur dans le monde du rêve. Pour appuyer son propos, il joue sur les couleurs. Entre un univers réel plutôt pâle et froid et celui de l’inconscient très coloré et chaud, on est plutôt tenté par le second. Mais dans la scène finale, Kurosawa corrige le tir. Par la fenêtre de la chambre d’hôpital, le bleu du ciel prend le dessus sur le blanc. Le miracle de l’amour retrouvé.
Odaira Namihei