Le célèbre chroniqueur Kawamoto Saburô se rappelle cette époque si importante dans l’histoire du Japon d’après-guerre.
Depuis 45 ans, Kawamoto Saburô s’intéresse au Tôkyô d’hier et d’aujourd’hui. Né, il y a 69 ans, dans le quartier de Yoyogi, il a été témoin de tous les événements importants qui ont façonné la capitale japonaise au cours des dernières décennies. Parmi eux, les Jeux Olympiques de 1964 occupent une place particulière dans sa mémoire. “Quand Tôkyô a été choisi en 1958 pour accueillir les Jeux olympiques de 1964, je me souviens que les gens étaient partagés. Mais au fur et à mesure que les préparatifs avançaient, l’engouement populaire a été plus fort, à tel point qu’à la veille de l’ouverture de la compétition, près de 80 % de la population la soutenaient”, explique-t-il. Nous étions à un moment particulier. Le Japon avait perdu la guerre et les Japonais avaient connu par la suite une décennie très dure. Les choses commençaient à changer et les Jeux Olympiques pouvaient symboliser la naissance d’un nouveau Japon. Au-delà de l’événement sportif, l’organisation des Jeux était menée avec un plan économique précis. “Pour moi, les changements les plus importants sont ceux qui ont affecté notre vie quotidienne. Par exemple, de nombreux canaux et rivières nauséabonds ont été ensevellis et remplacés par des routes. Mais c’est dans les foyers que la plus grande révolution a eu lieu. C’est à peu près à cette époque que le téléviseur, l’aspirateur et la machine à laver ont fait leur entrée massive dans les maisons et que les chasses d’eau ont remplacé les toilettes d’antan. Cela dit, malgré le développement de l’économie, la vie de la plupart des Japonais ne changeait guère. Nous vivions encore dans des maisons en bois avec des tatamis au sol, nous mangions encore nos repas autour de la table basse (chabudai). Notre quotidien était encore bien loin de celui des foyers américains décrits dans les téléfilms que nous regardions à la télévision”, poursuit Kawamoto Saburô.
Dans la perspective de l’arrivée en nombre de visiteurs étrangers pour cet événement, les pouvoirs publics ont émis un certain nombre de “suggestions”. “Parmi elles, la plus remarquable est sans doute celle qui nous invitait à “ne pas uriner dans la rue” de façon à ce que le pays ne perde pas la face vis-à-vis du reste du monde”, raconte-t-il, en riant. “J’avais 20 ans en 1964. Je venais de sortir de l’université. Et pour quelqu’un comme moi qui aimait s’amuser, le quartier de Shinjuku était l’endroit rêvé. On y trouvait de nombreux cinémas, des cafés où l’on passait du jazz et surtout la librairie Kinokuniya qui est restée très populaire. J’aimais beaucoup lire, mais j’étais surtout attiré par son premier étage où l’on vendait des disques. En 1963, les Beatles avaient initié une révolution musicale dans le monde entier, y compris au Japon. Par la suite, dès que des artistes comme les Rolling Stones, Bob Dylan ou Joan Baez sortaient un album, il était aussi disponible à Tôkyô. On pourrait dire que nous étions en train de vivre une véritable révolution culturelle. Ensuite je grimpais à l’étage supérieur pour acheter un exemplaire de Heibon Punch. Ce magazine, qui se présentait sur sa couverture comme le magazine pour les hommes, avait été lancé en mai 1964. Il a largement contribué à diffuser la culture jeune dans l’ensemble de l’archipel. Jusque-là, cette période de la vie était considérée comme une simple étape menant à l’âge adulte. C’est la raison pour laquelle la place des étudiants dans la société était négligeable. Mais l’apparition de la Beat Generation a permis de mettre la jeunesse au premier plan. Heibon Punch a grandement contribué à façonner nos goûts dans la mode et dans la musique, tout en s’intéressant à d’autres sujets comme les voitures ou le sexe. Jusqu’à la moitié des années 1960, les étudiants avaient l’habitude de porter, à longueur de temps, l’uniforme de leur université. Ils ne prenaient pas le temps de penser à s’habiller autrement d’autant plus que les vêtements n’étaient pas bon marché. C’est à peu près à cette époque que la marque VAN est devenue très populaire au Japon. Aujourd’hui l’écrivain Murakami Haruki a gardé ce look ! (rires) Un des éléments remarquables de Heibon Punch était sa couverture, laquelle était le fruit du travail de l’illustratrice Ôhashi Ayumi. Aujourd’hui encore, 50 ans plus tard, ses réalisations ont conservé leur élégance. Le fait qu’une femme soit en charge d’illustrer la couverture d’un magazine masculin était en soi quelque chose de spécial. Mais c’est grâce à son travail que l’illustrateur est devenu un élément central dans la création d’une certaine ambiance culturelle”, explique Kawamoto Saburô.
Il reconnaît qu’il se sent moins concerné par la façon dont Tôkyô a changé ces dernières années. “Je suis peut-être trop vieux maintenant, mais la ville est devenue trop grande à mon goût”, dit-il. “Et puis, quand on y pense, ce qui était considéré alors comme un progrès est aujourd’hui considéré comme de grosses erreurs. Prenez, par exemple, l’ensevelissement des rivières dont nous parlions tout à l’heure. Dans les années 1960, c’était présenté comme une bonne idée, comme un signe de progrès. Il faut se souvenir que Tôkyô était soumis alors à une pollution importante. Bon nombre de ces rivières étaient devenues des dépôts d’ordures qui sentaient mauvais. Leurs eaux étaient noires et les poissons avaient progressivement disparu. Voilà pourquoi la plupart des habitants ont vu d’un très bon œil l’idée de les enfouir. A posteriori, il s’avère que cela n’a pas été une très bonne idée et qu’il aurait fallu procéder autrement. C’est bien sûr facile de tenir ce discours 30 ou 40 ans après. On peut dire la même chose du réseau de tramways. Au milieu des années 1950, il a atteint son apogée avant d’être progressivement démantelé par la municipalité. Les lignes ont disparu les unes après les autres jusqu’à la moitié des années 1970. Il n’en reste plus qu’une aujourd’hui, il s’agit de la ligne Arakawa (voir Zoom Japon n°26). Aujourd’hui, de nombreuses villes dans le monde adoptent ce mode de transport, car il est plus écologique. Mais dans le Tôkyô des années 1960, avec l’augmentation progressive du nombre de voitures individuelles, ces tramways étaient considérés comme une source de nuisance pour le trafic routier. C’est vraiment dommage, car je les aimais vraiment…”, conclut-il avec une pointe de nostalgie.
Propos recueillis par Gianni Simone