Sur une petite île de la Mer intérieure, la population s’oppose tant bien que mal à la construction d’une centrale nucléaire.
Au matin, une douce odeur huilée flotte sur le petit port de Kaminoseki. Dans leur arrière boutique, les cinq frères et sœurs Harada préparent leur fournée de tempura, des beignets de poissons. L’aîné Hiroyuki, 83 ans, verse dans la friteuse mécanique de lourds seaux de pâte préparée à son réveil vers 3 heures. Les plus jeunes, âgés de 50 à 70 ans, égouttent et retournent les tempura, les glissent dans des sachets. Quelques clients passent ; la camionnette de livraison fait le plein. Il règne autour des étals une légère frénésie qui détonne avec les alentours.
Dans cette commune située à 80 km au sud-ouest de Hiroshima, à part deux cannes et trois dos voûtés croisés devant l’arrêt de bus, les rues restent en effet désertes. La vie s’égaye parfois timidement sur le perron de l’épicerie tenue par Kajimoto Tomoka, 90 ans, ou encore dans la droguerie d’Imamura Yasuto, 70 ans. “J’ai trois fils, dit celui-ci qui tend facilement un tabouret pour bavarder. Les deux plus grands sont partis, car il n’y a pas de travail ici.” Kaminoseki, dispersée sur une péninsule et trois îles dans la Mer intérieure, ne cache pas bien longtemps à l’étrangère fraîchement débarquée le fléau qui la ronge : la population vieillit, les jeunes s’exilent. “Sur les 3300 habitants, plus de la moitié ont 65 ans, résume l’employé municipal Yoshida Masaki. Il y avait 6700 personnes dans les années 1980, 12 000 dans les années 1960 !” Alors, pour tenter d’enrayer cette hémorragie, la ville a fait le choix, dès 1982, d’accueillir sur ses terres une centrale nucléaire.
Sur la baie sauvage de Tanoura, à l’autre extrémité de l’île où se trouve la mairie, le terrain commençait à être aplani quand la catastrophe de Fukushima Dai-ichi a eu lieu. Le chantier a été immédiatement suspendu. Mais il n’a jamais été abandonné. Il est revenu au cœur des conversations avec l’arrivée au pouvoir d’Abe Shinzô, originaire de la région et partisan d’une relance nucléaire dès l’annonce des nouvelles normes de sécurité attendues en ce mois de juillet. La centrale de Kaminoseki, seul nouveau site nucléaire en projet au Japon, verra-t-elle le jour ? La mairie, en tout cas, soutient toujours le dossier comme la pertinence de son choix. “Nous avons besoin chaque année de 3,5 milliards de yens, quand les taxes ne rapportent que 200 millions, détaille Yoshida Masaki. Or nous n’avons pas assez de terrain ni assez d’eau pour attirer les entreprises. Nous sommes également loin des grands axes routiers.” Dans ce contexte, avec sa promesse de 1500 emplois créés, voire 3000 lors de la construction, la centrale fait figure de miracle. Il y a certes la situation à la centrale de Fukushima Dai-ichi. Mais, présentée comme le gage d’une plus grande sécurité des futurs réacteurs, elle ne semble même plus un obstacle. “L’humanité a évolué, ça devrait aller, assure le fonctionnaire municipal, père de trois enfants et résident sur l’île depuis cinquante ans. Nous voulons avant tout que nos enfants trouvent du travail. Le rôle de la mairie, c’est d’encourager les industriels à venir.” Il y a surtoutes les sommes colossales, déjà versées par la compagnie d’électricité du Chûgoku comme par l’Etat. Près de 12 milliards de yens utilisés pour rénover les infrastructures publiques, construire une école ou une luxueuse station thermale. Kaminoseki devrait encore en recevoir presqu’autant une fois le chantier terminé. Comment dès lors pourrait-elle revenir sur ses engagements ?
Les habitants, eux, restent dubitatifs. “Avant Fukushima, on était pour ; maintenant tout le monde réfléchit”, reconnaît Harada Toshiko, 72 ans, dans les vapeurs de friture. “C’est sûr, on aimerait bien une autre source de revenus pour la ville, admet Imamura Yasuto, dans son bric-à-brac désuet. Mais ce n’est pas possible. On a bien essayé de faire la promotion du tourisme ; ça s’est effondré rapidement. La route qui relie Kaminoseki à l’île principale a été construite, elle a détruit les plages et mangé les espaces de natation.”
Dans les bureaux de la compagnie d’électricité du Chûgoku, la voix couverte par une clim à plein régime en dépit de la douceur printanière, le directeur Harada Takenobu l’affirme sans détour : “Cette centrale est la seule solution pour dynamiser la région et préserver l’indépendance énergétique du pays. Les deux réacteurs pourraient couvrir les besoins de 900 000 foyers.” Au fil de la conversation, l’homme au costume sombre et à la chemise blanche impeccables décline ses origines. Il est né à Nagasaki, où son père et son grand-père ont été victimes de la bombe atomique ; sa femme vient de Fukushima. Cette histoire douloureuse du Japon, inscrite dans sa propre généalogie familiale, n’invite-t-elle pas à la prudence ? “Cela n’a pas de sens de renier la technologie, assène-t-il d’une voix posée. Il faut juste rendre les gens plus aptes à gérer le nucléaire.”
Kaminoseki n’aurait donc pas le choix. Ce discours unanime, seuls les habitants d’Iwaishima n’ont jamais voulu y croire. L’îlot dépendant de la commune est situé à 4 kilomètres à vol d’oiseau de la baie de Tanoura. Ses habitants refusent obstinément d’encaisser les subsides de l’Etat et de la région. Et font, depuis trente ans, de la résistance à tout va. “On a acheté des parcelles de terrain pour bloquer le chantier, raconte Shimizu Toshiyasu, 58 ans, élu et militant de la première heure. Ça les a retardés, car ils ont dû faire des avancées sur la mer pour construire la centrale. Puis quand ils ont commencé les travaux, nous allions tous les jours sur le site pour les déranger.” Aujourd’hui, alors que le chantier est à l’arrêt, la lutte se poursuit devant les tribunaux. Et chaque lundi, une marche est organisée à travers l’île. Coiffés de bandeaux antinucléaires, hommes et femmes défilent dans les rues du village pour protester contre cette centrale qu’on veut imposer sur le rivage d’en face. Ils en sont convaincus, elle menace leur zone de pêche privilégiée et leur mode de vie ancestral. “Regardez comme elle divise déjà la commune depuis trente ans !” disent-ils à l’unisson. Quant aux dangers de l’atome, un des anciens, parti travailler à Fukushima Dai-ichi et revenu irradié, les avait alertés bien avant l’accident de 2011. Ce lundi, le soleil fait briller les eaux claires de la Mer intérieure. Il y a foule sur le bateau qui relie “la grande île” à Iwaishima. Lorsqu’apparaît la baie de Tanoura, où une trouée de préfabriqués s’échappe brusquement des falaises luxuriantes, les appareils photos crépitent. “C’est là qu’ils veulent construire la centrale !” murmure la clameur. Un groupe de militantes d’Ibaraki, au nord de Tôkyô, est venu grossir les rangs de la protestation hebdomadaire. L’île est devenue un lieu de pèlerinage pour les antinucléaires de l’Archipel.
Hélas ! La manifestation est finalement annulée pour cause de deuil. “Les gens vieillissent, le mouvement s’affaiblit”, s’inquiète Shimizu Toshiyasu. Après plus de 1400 défilés, les opposants ont les cheveux blancs et peinent à boucler un parcours qui a pourtant été raccourci. Loin d’être épargnée par l’exode rural, l’île a vu sa population, forte d’un millier de personnes dans les années 1980, fondre de moitié. La lutte à Iwaishima est donc quotidienne, banale. Il faut réussir à vivre sur ce coin de terre chiche en ressources, à convaincre les jeunes d’y rester.
Le sourire aux lèvres et le slogan “No Nuke” épinglé sur la chemise, les militantes d’Ibaraki troquent le défilé contre une virée touristique d’un nouveau genre. Agglutinées sur le plateau arrière de trois camionnettes, elles partent admirer les cochons d’Ujimoto Chôichi, vingt-cinq têtes nourries luxueusement aux épluchures. Le lendemain, elles assistent au séchage des hijiki, ces algues noires récoltées sur place, bouillies par Yamato Takashi puis vendues un peu partout dans le pays. De rares exemples d’exploitations viables, qui permettent à l’île de préserver son environnement et son autonomie. Contre toute attente, ce mode de vie spartiate parvient à attirer quelques jeunes. Okamoto Naoya, 22 ans, est venu un jour lutter contre la centrale et n’a plus quitté cette communauté résolue et soudée. “Je travaille comme charpentier. J’espère faire venir d’autres jeunes en réparant les maisons vides.” “Je cherchais depuis longtemps une manière de vivre avec la nature, enchaîne Yoshikaya Takako, 38 ans, qui a ouvert un des deux restaurants de l’île. Je ne cuisine que des produits locaux, qui témoignent combien la vie des gens d’Iwaishima est belle.”
L’île bien sûr se félicite de cette nouvelle popularité. Sans pourtant être dupe. “Tous ces gens qui viennent nous voir, seront-ils là dans cinq ou dix ans ?” s’interroge Yamato Takashi, qui guide patiemment les militantes d’Ibaraki. A 35 ans, ce père de trois enfants fait partie des rares à avoir repris le flambeau. “Nous ne pouvons pas arrêter la centrale. Nous pouvons juste la retarder le plus possible dans l’espoir que la société changera.” Il s’accroche aux terres de son grand-père. Une vie rude, rythmée par les saisons : ramassage des hijiki et des nèfles au printemps, séchage des poulpes en été, préparation du thé à l’automne. Il ne s’en sort toutefois qu’avec l’aide de la population, qui vient lui prêter main forte contre une pièce ou une part de récolte. Ce matin, l’ardeur de ses trois sémillantes employées éblouit les touristes d’Ibaraki. Emiko, Tomoko et Sakai ont de 69 à 77 ans. Si ce n’était les hijiki, difficiles à confondre avec des tempura, on se croirait dans la boutique des Harada, sur le port de Kaminoseki.
Rafaële Brillaud