Dans cette région où les hivers sont rudes, des apparitions peuvent parfois changer le cours d’un voyage. En route pour la cité portuaire d’Abashiri, au nord-est de Hokkaidô, pour y admirer les glaces dérivantes qui envahissent la mer d’Okhotsk à partir du mois de février, je ne pensais pas que ce voyage me conduirait aussi à suivre les traces de Takakura Ken, alias Ken-san. Le célèbre acteur disparu en novembre 2014, a en effet marqué de sa présence l’île septentrionale où son souvenir hante de nombreux lieux. Tout a commencé sur le quai de la gare de Sapporo où je devais prendre le Limited Express Okhotsk. Alors que je m’apprêtais à monter à bord, j’ai aperçu le chef de gare engoncé dans son long manteau bleu nuit. “Poppoya !” ai-je failli lâcher à haute voix. Sa posture, son regard, son sérieux et le port de sa casquette m’ont immédiatement rappelé l’affiche du film Poppoya sur laquelle Ken-san avait à peu près la même attitude. Seul le décor était différent. Il était au milieu d’un quai enneigé alors que mon “poppoya”, c’est-à-dire mon employé des chemins de fer, se trouvait à l’abri des flocons dans l’imposante gare de Sapporo. J’étais à deux doigts de m’approcher de lui et de lui demander s’il avait vu le film réalisé par Furuhata Yasuo en 1999 et adapté du roman d’Asada Jirô. Mais comme les trains japonais partent à l’heure, je n’ai pas pris le risque de le rater, me disant que cette apparition annonçait une belle journée et qu’elle ne manquerait pas de nourrir mes réflexions durant les 5 heures 20 de trajet jusqu’à Abashiri. Je ne pouvais pas si bien dire puisqu’en pénétrant dans le wagon, une autre surprise de taille m’attendait. Occupant les sièges situés juste devant le mien, quatre hommes avaient pris place. D’ordinaire, il est rare que les voyageurs d’un train attirent mon attention si fortement, mais il y avait dans leur attitude quelque chose d’inhabituel. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que les deux hommes installés près de la fenêtre étaient en fait des prisonniers escortés par deux policiers en civil et que leur destination finale était la même que la mienne, à savoir Abashiri ou plutôt la prison d’Abashiri. A peine remis du choc provoqué par l’apparition du poppoya, je me suis retrouvé une nouvelle fois, en l’espace de quelques minutes, projeté dans l’univers de Ken-san. Je ne m’étais pas imaginé que le voyage prendrait cette tournure, mais il semblait écrit que Takakura Ken serait l’invité vedette de mon périple. En effet, les deux prisonniers encordés étaient menottés comme l’avait été Ken-san dans Abashiri Bangaichi, film de 1965 qui l’imposa définitivement comme une star du cinéma japonais. Dans l’une des premières scènes du film, il apparaît justement tel quel. Le wi-fi haut débit étant disponible sur une grande partie du trajet, j’ai eu l’idée d’acheter le film sur iTunes et de le télécharger pour me remémorer l’histoire et les décors qu’il offrait au public japonais de l’époque pour qui Hokkaidô demeurait une contrée lointaine et hostile. Aujourd’hui, les touristes n’hésitent plus à se rendre...