Pas la peine d’attendre Noël pour offrir ce superbe ouvrage qui met en perspective les œuvres d’artistes encore méconnus en France.
Dans notre numéro du mois de mai dernier, nous évoquions l’exposition Bye Bye Kitty !!! organisée par la Japan Society à New York. Nous regrettions qu’un événement de cette nature réunissant la jeune garde de l’art contemporain nippon ne puisse pas trouver un écho en Europe, surtout en France où la dictature du kawaii a contribué à marginaliser encore plus des artistes pourtant en prise avec la réalité du pays. Une réalité parfois sombre qui tranche évidemment avec les sourires béats des personnages issus de l’univers kawaii. Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître des éléments kawaii dans les œuvres contemporaines pour attirer notre attention. Miyake Mai ou Tenmyouya Hisashi nous entraînent dans un monde d’estampes où l’on peut croiser Pikachu ou des robots guerriers venus de l’univers du manga. Malgré leurs efforts, nous aurions pu continuer à vivre dans l’ignorance puisque peu d’ouvrages sur l’art contemporain japonais ont été publiés en France. L’éditeur poitevin Le Lézard noir comble ce manque en publiant le remarquable travail (bilingue français-anglais) de Sophie Cavaliero intitulé simplement Nouvelle garde de l’art contemporain japonais. En 300 pages, la jeune femme dresse un portrait passionnant du paysage artistique à travers le travail d’une cinquantaine d’artistes choisis dont certains étaient évidemment représentés à New York.
Toutefois, l’auteur ne tombe pas dans la facilité, en se contentant de dresser une liste des artistes les plus marquants. Elle s’efforce de resituer chacun d’entre eux par rapport à des thématiques majeures : la transcription de la pratique artistique ancienne dans une perspective créatrice nouvelle, la violence dans la société, les conséquences de l’atomisation de Hiroshima et Nagasaki, la représentation de la femme, l’importance accordée au motif dans l’art japonais actuel. Au regard de la situation dramatique autour de la centrale de Fukushima Dai-ichi, on est évidemment plus attentif à la façon dont les artistes japonais contemporains abordent la question du nucléaire dans leurs œuvres. “La forme du champignon est devenue aujourd’hui une forme très importante dans la création contemporaine japonaise, primordiale comme peuvent l’être le carré ou le cercle en Occident. Après avoir été synonyme de mort, le champignon est devenu symbole de création et de revitalisation”, note Sophie Cavaliero. Il est probable que dans les mois à venir le sujet du nucléaire inspirera encore les créateurs nippons ne serait-ce que dans la perspective du rapport à la nature qui est déjà très présente dans leurs travaux. “L’esprit de l’artiste japonais a un lien avec la nature et un désir de coexistence qui sont les racines de notre appréhension contemporaine de l’écologie”, explique pour sa part la critique Yamaguchi Yumi dans la préface. A la lecture de ce très bel ouvrage, on saisit la justesse avec laquelle ces hommes et ces femmes parviennent à sentir l’air du temps (iketeiru) à un moment où les hommes politiques en sont bien incapables (kûki yomenai, comme on dit au Japon). Voilà pourquoi Nouvelle garde de l’art contemporain japonais est un livre dont il est difficile de se passer quand on s’intéresse un tant soit peu au Japon et à sa culture. On constate notamment, comme l’avait déjà rappelé à plusieurs reprises l’intellectuel Katô Shûichi, cette tendance toute japonaise à s’inspirer des techniques ou des sujets anciens pour innover et proposer de nouvelles thématiques. On est ainsi très impressionné par le travail d’un Yamazaki Ryôichi dont les œuvres inspirées par les sculptures bouddhistes très expressives de la période de Nara interpellent le spectateur et l’amènent à s’interroger sur la société dans laquelle il évolue. Ses petits personnages s’apparenteraient-ils aux little people imaginés par Murakami Haruki dans son dernier roman 1Q84 ? C’est une question que l’on peut se poser dans la mesure où l’artiste aime implanter ses sculptures dans l’univers de la vie quotidienne, comme des salles de classe. De quoi mettre mal à l’aise. Mais l’art contemporain vient nous rappeler que notre monde n’est pas aussi kawaii que nous voulons le croire. Grâce à l’ouvrage de Sophie Cavaliero, nous disposons d’une très intéressante entrée en matière. Merci !
Gabriel Bernard