Enjeu culturel et économique de première importance, la défense de la cuisine figure parmi les priorités des autorités.
Spicy tonkotsu râmen. Une des spécialités du restaurant Men Oh à San Francisco. Originaire de Tokushima sur l’île de Shikoku, cette chaîne, qui dispose de douze enseignes au Japon, s’est bâtie une solide réputation en Californie.
5120 Geary Blvd.
San Francisco, CA 94118
Lors de la réunion du comité intergouvernemental de l’Unesco à Bakou du 2 au 7 décembre, les autorités japonaises espèrent pouvoir inscrire la cuisine japonaise (washoku) au patrimoine immatériel de l’humanité. S’appuyant sur l’engouement international pour les sushi et râmen (nouilles japonaises), elles comptent profiter de ce label onusien pour renforcer l’image positive de leur pays au même titre que le manga ou les films d’animation. D’ailleurs, la cuisine s’intègre dans la fameuse stratégie “Cool Japan” lancée au début des années 2000. Il s’agit également de s’assurer de la qualité des produits et de faire en sorte que le savoir-faire culinaire nippon ne soit pas galvaudé. Selon le ministère de l’Agriculture, il y avait fin mars 2013 environ 55 000 restaurants japonais dans le monde, contre 24 000 en 2006. Cette croissance incroyable ne devrait pas faiblir puisqu’une autre enquête réalisée par le Jetro, l’organisation japonaise du commerce extérieur, dans 7 pays (Chine, Taiwan, Hongkong, Corée du Sud, Etats-Unis, France et Italie) montre que la cuisine nippone arrive très largement en tête des envies des consommateurs étrangers. De San Francisco à Dubaï, en passant par Paris, les clients se bousculent pour déguster les spécialités de l’archipel. Mais dans 80 à 90 % des cas, les restaurants sont dirigés par des chefs qui ne sont pas Japonais d’où la nécessité pour le gouvernement de trouver les moyens de préserver le savoir-faire et les techniques de préparation. L’inscription au patrimoine de l’Unesco est aussi la garantie pour le Japon de régner sur un marché évalué à quelque 453 millions d’euros en 2020, soit trois fois plus qu’aujourd’hui.
L’intérêt pour la cuisine japonaise est apparu dans les années 1970 aux Etats-Unis où les consommateurs américains ont commencé à s’intéresser à leur bien-être. Soucieux de manger des produits sains et faibles en calories, ils se tournent vers le poisson cru. Sur la côte ouest, en Californie, les premiers restaurants de sushi ouvrent et accueillent une clientèle composée de vedettes de cinéma et de membres de la bourgeoisie locale très sensible au discours sur l’équilibre nutritionnel. Peu à peu, la mode du sushi gagne l’ensemble du pays. A New York, les établissements spécialisés ont poussé comme des champignons pour répondre à une demande croissante. Le sushi fait partie d’un nouveau mode de vie. Comme souvent, ce qui séduit les Américains finit par traverser l’Atlantique. Les Européens se mettent eux aussi à apprécier la cuisine japonaise, se ruant dans les restaurants où l’on sert du poisson cru. A la différence du manga et de l’animation qui sont passés directement du Japon vers le Vieux continent, la cuisine a donc pris un chemin différent. Au cours de leur périple, les sushi ont connu des transformations et des adaptations. Dès leur introduction sur le sol des Etats-Unis dans le courant des années 1960, certains consommateurs hésitent à franchir le pas et à consommer du poisson cru. Les cuisiniers japonais inventent alors le fameux California roll composé d’avocat et de crabe qui correspond davantage au goût local. Cette spécialité s’est imposée dans le monde entier. A Paris ou à Londres, nombreux sont les restaurants qui la proposent sur leur carte.
Sake no hana est une des tables japonaises les plus courues de Londres. Avec à sa tête Hayashi Daisuke, le restaurant propose aussi des cours de dégustation de saké dans un cadre magnifique.
23 Saint James’s Street London, SW1A 1HA
Ailleurs, sur la planète, on s’est aussi adapté à la demande du lieu et aux produits disponibles. A São Paulo, au Brésil, ville qui compte la population japonaise la plus nombreuse en dehors de l’archipel, on ne compte plus le nombre de bars à sushi. Selon l’Association brésilienne des bars-restaurants, les établissements qui proposent des sushi y sont plus nombreux que les célèbres churrascarias spécialisés dans la viande. En 2012, on en comptait 600 contre 500. L’offre y est aussi parfois étonnante. A l’instar du California roll, on a créé des bouchées à base de mangue, produit plus abordable que l’avocat sur les marchés brésiliens. Une chaîne de restaurants japonais à Singapour a repris l’idée et la commercialise dans ses établissements. La liste des sushi revisités est longue et elle continuera sans doute de s’allonger même si le gouvernement japonais aimerait, semble-t-il, s’assurer que la cuisine japonaise ne perde pas ses caractéristiques fondamentales et que le savoir-faire nippon en la matière ne soit pas galvaudé. Cependant, la cuisine est une matière vivante qui s’enrichit au fil du temps. Les sushi que les autorités aimeraient “protéger” n’ont plus grand chose à voir avec ceux que l’on trouvait dans les rues d’Edo au XIXème siècle.
A l’époque, ils étaient l’équivalent des hamburgers et autres sandwiches associés à la restauration rapide. Avec le temps, ils ont pris une autre dimension, devenant le symbole d’un art de vivre et d’un style délicat dont le Japon est à juste titre très fier. Il n’empêche que la volonté de labéliser la cuisine japonaise risque d’être contre-productive. Certains pourront en effet y déceler un nationalisme mal placé au moment où le Japon s’efforce de se faire une place dans le concert des nations face à des voisins devenus des concurrents sur la scène internationale.
Pour défendre son dossier auprès de l’Unesco, le gouvernement japonais a mis en avant deux caractéristiques de sa cuisine. Outre la “pratique sociale coutumière” visant à renforcer les liens de la famille et de la communauté, il insiste sur le fait que la cuisine japonaise repose sur “une alimentation saisonnière et respectueuse de la nature”. L’idée de proposer son inscription au patrimoine immatériel de l’humanité est apparue en mars 2012, un an après le tsunami et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi. Cet événement a eu un impact très négatif sur les aliments venus du Japon. De nombreux pays ont décrété des embargos sur les produits alimentaires. En Corée du Sud, par exemple, où l’on consommait beaucoup de poissons venus de l’archipel, il est désormais interdit d’en importer. Dans d’autres Etats, des mesures du même genre restent en vigueur, ce qui évidemment ne facilite pas la vie des producteurs japonais.
En obtenant le label de l’Unesco, les autorités espèrent ramener plus rapidement la confiance. Cela tomberait bien pour le gouvernement actuel qui souhaite notamment que l’agriculture nationale se transforme en une agriculture de luxe capable d’exporter des produits d’excellence puisqu’elle ne sera pas en mesure de s’imposer face à la production de masse des grandes nations agricoles. La proposition du Premier ministre Abe Shinzô est intervenue, il y a quelques semaines, en pleine négociation du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), l’accord de libre-échange initié par les Etats-Unis, auquel la majorité des agriculteurs japonais s’opposent. En ramenant la confiance grâce à l’inscription à l’Unesco, les autorités espèrent qu’elles pourront aussi assurer un avenir à la production agricole nationale.
La popularité de la cuisine japonaise constitue une opportunité commerciale dont les Japonais veulent aussi profiter, en proposant des produits adaptés à certains us locaux. Bénéficiant du soutien du gouvernement japonais dans le cadre de la campagne Cool Japan, la société First spécialisée dans le marketing vient de lancer le Japan Halal Food Project (www.jhfp.jp). Il s’agit bien évidemment de promouvoir la diffusion des produits alimentaires japonais dans les pays musulmans. Le premier marché visé est l’Indonésie et ses 230 millions d’habitants dont 70 % sont de confession musulmane. Le lancement du site Cooking Japan, début décembre, qui propose en langue indonésienne des recettes et des conseils pour réaliser des plats japonais, a pour objectif d’amener la population locale à s’intéresser davantage à la cuisine nippone. Ses promoteurs attendent la visite d’au moins 200 000 visiteurs au cours des trois premiers mois de son exploitation. L’Asie constitue une zone prioritaire puisque c’est dans cette partie du monde que le nombre de restaurants japonais a littéralement explosé, passant de 10 000 en 2010 à 27 000 en 2013. PDG du groupe Kikkoman, leader de la sauce de soja, Mogi Yûsaburô est aussi président de l’Association pour la promotion des restaurants japonais à l’étranger (www.jronet.org). Il ne rate jamais une occasion de rappeler la nécessité de “valoriser la cuisine japonaise” et soutient vivement les démarches du gouvernement japonais en vue de l’inscrire au patrimoine immatériel de l’humanité. De toute évidence, c’est tout le Japon qui est en ordre de bataille pour défendre sa gastronomie.
Odaira Namihei