Le fondateur de Suzu Tôfu, Suzuki Akira a transmis son savoir-faire à un pâtissier japonais prêt à développer la marque.
Suzu Tofu, petit fabricant de tôfu artisanal apparu il y a 11 ans dans les Yvelines, à 20 km de Paris, est devenu une référence pour la qualité incomparable de ses produits. En les commercialisant dans des épiceries japonaises de Paris, sa réputation lui a permis de fournir son tôfu ou lait de soja à de grandes maisons de la gastronomie française. Cette année, le fondateur Suzuki Akira, l’unique artisan de tôfu japonais en France, s’est retiré du métier à l’âge de 70 ans. Avant son retour définitif au Japon, il a légué son savoir-faire à la génération suivante, en choisissant Takayanagi Masatoshi, surnommé Taka, un pâtissier installé au Mans, comme son unique successeur.
Pourquoi avez-vous commencé ce métier ?
Suzuki Akira : Pourquoi le tôfu ? Ce n’était qu’un hasard, comme tout mon parcours (rires). J’ai vécu en France pendant 51 ans et je fais ce métier depuis 2004, j’avais 60 ans. Avant, j’ai travaillé dans une entreprise française et aussi japonaise. Au bout de 20 ans dans cette boîte, on voulait me renvoyer au pays. Lorsque j’ai décidé de rester ici, un ami japonais tenant une épicerie parisienne m’a conseillé de me lancer dans la production de tôfu. Puisque je ne trouvais nulle part de bon tôfu en France à l’époque, je me suis dit que ce secteur avait de l’avenir.
Suzuki Shigeko : Il s’est lancé dans cette aventure sans me demander mon avis et en se chargeant tout seul de la fabrication, de la livraison et de la distribution, en interdisant à sa femme de s’en mêler! Pourtant, je suis là aujourd’hui dans ce garage et je m’occupe de beaucoup de petites tâches (rires). Mais c’est toujours lui qui gère la partie fabrication.
Comment avez-vous appris la technique ?
S. A. : Avant le lancement de l’entreprise, j’ai eu deux ans de préparation. Je me suis initié à la technique au Japon dans la région de Kôbe, Nara et de Yamagata. Puis j’ai fait plus de 150 essais afin d’obtenir un tôfu d’une certaine qualité. Sinon je continue encore ma recherche pour un “bon tôfu”. Jusqu’à aujourd’hui, en profitant de mes vacances au Japon, je me suis rendu chez plus de 100 producteurs de tôfu du pays
Où trouvez-vous les ingrédients du tôfu ?
S. A. : Comme j’ai testé des graines de soja de différentes origines sans succès, j’importe du Japon ceux qui sont destinés à la fabrication de tôfu, bio et sans OGM. Dans l’archipel, il existe des graines de soja cultivées pour la sauce ou bien pour le miso, elles sont différentes les unes des autres.
Vous ne vouliez pas cultiver de soja japonais en France ?
S. A. : Si. J’aurais bien voulu, mais je n’avais pas la capacité à le faire. Je laisse ce défi à la prochaine génération !
Vous n’avez jamais eu d’apprenti ?
S. A. : Non. Mon affaire était tellement modeste que je n’avais pas le moyen d’engager un employé. Avec le tôfu, je voulais juste compléter notre pension de retraite qui n’était pas très élevée. Je n’avais pas l’ambition d’en faire une grosse entreprise. Je n’ai pas fait de démarche publicitaire non plus.
Comment avez-vous connu Taka ? Vous avez recruté un successeur ?
S. A. : Il y a quelques années, j’ai cherché un successeur et j’ai mis une annonce dans un journal japonais. A ce moment-là, j’ai eu une trentaine de candidatures, même des Etats Unis. Certains d’entre eux étaient assez âgés. Finalement, rien n’a été conclu. J’avais presque renoncé à mon rêve de transmettre mon savoir-faire. Ça ne fait pas longtemps que Taka est venu visiter mon garage avec ses collaborateurs, une Japonaise et un Français. Quand ils m’ont demandé ce que j’allais faire de Suzu Tôfu, l’idée de la succession m’est revenue.
Pourquoi vous avez retenu Taka ?
S. A. : Déjà en raison de son métier. La fabrication de la pâtisserie demande plus de délicatesse que celle du tôfu. Puis son collaborateur est un investisseur ayant différentes expériences comme l’importation d’une grande marque de glace italienne en France. C’est important, on ne peut pas se lancer dans un nouveau business sans financement. Moi aussi, j’ai beaucoup investi.
Combien de temps de formation avec Taka ?
S. A. : On s’est fixé 2 mois. Il m’a fallu 2 ans, mais celui qui est intelligent peut apprendre plus vite. Mais si on est vraiment intelligent on évite ce métier (rires).
Takayanagi Masatoshi : C’est vrai. On dit aussi que ceux qui sont intelligents ne font pas le choix d’être pâtissier. Mais si on n’est pas intelligent, on ne peut pas réussir dans ce milieu non plus (rires).
Pendant votre formation, y a-t-il des choses à transmettre à part la technique ?
S. A. : Moi, je montre juste le processus. Au Japon, on comptait environ 150 000 fabricants de tôfu il y a 25 ans. Aujourd’hui parmi 8 000 qui restent, il n’y a que 10 % qui préparent le tôfu traditionnel, ça veut dire avec que des graines de soja et du sel nigari, coagulant naturel. La tradition, c’est ce qui est difficile à reproduire lorsqu’on cesse de transmettre. Surtout le goût, ce n’est pas la recette écrite qui nous aide à retrouver le goût original. Je veux que mon successeur l’expérimente tout au long de sa formation. C’est peut-être un peu prétentieux à dire, mais personne ne pourra copier le goût de mon tôfu en observant juste une fois le processus de fabrication.
T. M. : Il y a la quantité de soja et d’eau à respecter, mais ça ne veut rien dire. Il faut apprendre le bon réglage. Le processus principal est très simple, or il faut faire attention à beaucoup d’éléments, c’est ce qui fait la différence. C’est la même chose pour la fabrication du pain qui donne des résultats différents chaque fois malgré la même quantité de farine et de sel. Ça fait partie du charme du métier et, moi, je n’apprends pas uniquement la technique par mon maître, mais aussi sa façon de penser. Sans le comprendre, je serai incapable de reproduire son tôfu.
Mme et M. Suzuki, êtes-vous tristes de vous éloigner de Suzu Tôfu ?
S. S. : Mon mari a l’air un peu triste mais moi, ça me soulage. Je ne conseille à personne de faire ce métier. (rires)
S. A. : Moi, j’ai été un pionnier en France et j’ai rempli mon rôle. J’ai mis du temps à faire connaître mon tôfu, alors il ne sera pas oublié facilement, je pense. Je compte beaucoup sur la nouvelle génération pour réaliser ce que je n’ai pas pu faire. J’ai trouvé une expression décrivant bien ma façon de considérer le tôfu : Takaga tôfu, saredo tôfu, qu’on peut traduire littéralement par “ça n’a beau être que du tôfu, c’est quand même du tôfu”. Ça veut dire que le tôfu n’est qu’un simple aliment et pas cher, pourtant cela a un sens considérable pour moi.
La marque Suzu Tôfu va continuer d’exister ?
T. M. : Oui, je veux préserver le goût de Suzu Tôfu. Je ne veux pas laisser se perdre ce que j’apprécie. Je vais également garder le design de l’emballage et le logo. Suzu Tôfu existera toujours.
Et à côté, il serait possible que nous montions une autre affaire avec le tôfu. Une fois acquis le savoir-faire, je vais le transmettre à un futur jeune employé et je veux m’occuper de la possibilité de la culture de soja dans la Sarthe et la fabrication de sel nigari à Guérande. Ce serait idéal. Ça fait partie du développement du Slow food – l’éloge de la lenteur, puis cela pourra également favoriser l’essor de ces régions. Tout en restant pâtissier, je veux profiter de ma présence en France pour diffuser mon métier.
(http://www.corporesanosas.fr/)
Koga Ritsuko