Récompensé au Festival d’Annecy, le dernier film du réalisateur sort sur les écrans le 2 septembre. L’occasion de découvrir un personnage haut en couleur : Katsushika O-Ei, fille du maître des estampes Hokusai et symbole d’Edo, période historique riche pour le pays.
Son nouveau film était très attendu. Après cinq ans d’absence dans le monde de l’animation, Hara Keiichi est revenu avec Miss Hokusai (Surusuberi – Miss Hokusai), une œuvre forte sur laquelle il s’est confié à Zoom Japon.
Comment le projet de Miss Hokusai vous est arrivé entre les mains ?
Hara Keiichi : J’étais fan de l’œuvre de Sugiura Hinako depuis de très nombreuses années. Un jour, Ishikawa Mitsuhisa, le patron du studio I.G. Production, m’a proposé de réaliser Miss Hokusai. C’est comme ça que j’ai pu réaliser ce film.
En 2013, vous avez réalisé un film en prises de vue réelles, Hajimari no michi. Grâce à cette expérience, n’avez-vous pas été tenté de tourner Miss Hokusai de cette façon ou était-ce une volonté de I.G. Production de le faire sous forme animée ?
H. K. : Puisque la proposition venait de I.G. production qui est un studio d’animation, je ne me voyais pas leur proposer un film en prises de vue réelles. Par ailleurs, s’agissant de Miss Hokusai, je pensais que la forme animée était plus pertinente.
Combien de temps a pris l’élaboration du projet lui-même ?
H. K. : Trois ans.
C’est long…
H. K. : (Rires) En fait, juste avant qu’on me propose de faire Miss Hokusai, j’avais déjà décidé de réaliser ce film en prises de vue réelles. Il m’a fallu plusieurs mois pour que j’achève ce projet. C’est autant de temps pendant lequel je n’ai pas pu me consacrer à la mise en œuvre de la proposition de I.G. Production.
L’œuvre originale de Sugiura Hinako sur laquelle est basée Miss Hokusai est composée de plusieurs histoires qui mettent en scène différents personnages ayant évolué à l’époque Edo, mais vous avez choisi de vous concentrer plus particulier sur O-Ei et O-Nao. Pourquoi ce choix ?
H. K. : Parmi tous les épisodes figurant dans le manga, je trouvais que l’épisode avec les deux sœurs était le plus dramatique. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé que le fil conducteur du film serait la relation entre les deux sœurs. A partir du moment où j’ai effectué ce choix, j’ai commencé à élaborer l’histoire.
C’est vous seul qui avez choisi cet épisode ?
H. K. : Oui.
Dans l’adaptation de cet épisode, y a-t-il des éléments qui vous ont posé des problèmes ?
H. K. : (Rires) Mon principal problème, c’est mon profond attachement à cette œuvre. Aussi faire le choix d’un épisode a été le plus difficile. Pour créer une œuvre cinématographique, il me fallait évidemment choisir parmi tous les épisodes. Mais comme j’aimais l’ensemble du manga, il m’a vraiment coûté d’abandonner certains épisodes. D’autant que beaucoup sont vraiment extraordinaires.
Cela vous donne-t-il l’envie de faire un autre film à partir de ce manga ?
H. K. : (Rires) Evidemment j’en ai très envie.
Le personnage de O-Ei est fascinant. Mais si on le compare aux personnages principaux des autres films que vous avez réalisés comme Un Eté avec Coo ou Colorful, il s’agit d’une femme. Une première pour vous. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir de travailler sur un personnage féminin ?
H. K. : Mon état d’esprit pendant la réalisation de ce film était tout à fait le même que dans mes œuvres précédentes qui, c’est vrai, étaient centrées sur des personnages masculins. Cependant, pendant l’avancement de ce projet, j’ai beaucoup réfléchi au personnage de O-Ei qui est une femme de 23 ans, célibataire et qui travaille. J’ai pensé au public féminin. Ça m’a donné l’envie d’attirer l’attention du public qui ressemble à O-Ei. Et aujourd’hui, au Japon, il y en a beaucoup qui lui ressemblent.
Pendant la préparation ou la réalisation du film, avez-vous rencontré des jeunes femmes comme O-Ei pour ajuster le comportement du personnage ?
H. K. : Je n’ai pas vraiment cherché à en rencontrer, mais j’étais très entouré de femmes pendant la réalisation du film. Elles étaient très nombreuses. Il y a la productrice, la scénariste, la compositrice et aussi plusieurs animatrices. Je peux donc dire que c’est grâce à la force des femmes que le film a été produit.
Comment cette force s’est-elle exercée ?
H. K. : Certaines animatrices ont par exemple suggéré des actions ou des attitudes auxquelles je n’avais pas pensé. Par ailleurs, comme le producteur de Miss Hokusai est une femme, elle a apporté beaucoup de soin et de délicatesse dans les procédures de travail. Cela a beaucoup aidé à la réalisation.
Quand on regarde le générique du film, on ne rencontre que des grands noms de l’animation japonaise. Comment avez-vous réussi à réunir ces personnes.
H. K. : Elles sont venues grâce à Matsushita Keiko, l’une des productrices de Production I.G. Sans elle, nous ne les aurions pas réunis.
Comment s’est passé le travail avec elles ?
H. K. : Quand on fait la première réunion, il y a toujours une certaine tension ou une certaine forme d’inquiétude ou de trac. Mais quand j’ai vu les premiers éléments réalisés par cette équipe, c’était tellement parfait que je n’ai rien eu à dire. Au niveau du travail, ça s’est extrêmement bien passé.
Pour l’animation, vous vous êtes appuyé sur Inoue Toshiyuki.
H. K. : Encore une fois, c’est la productrice Matsushita Keiko qui lui a proposé de nous rejoindre. C’était la première fois que je travaillais avec lui et j’ai été étonné par son talent. Quel que soit le dessin qu’il exécutait, c’était toujours parfait.
Pour revenir au personnage principal de Miss Hokusai, pourquoi avoir choisi d’affubler O-Ei de sourcils aussi proéminents ?
H. K. : (Rires) Je cherchais un moyen de montrer sa forte volonté et de souligner sa force intérieure. Il fallait trouver un détail physique. Mon choix s’est donc porté sur les sourcils.
Les voix japonaises des personnages de Miss Hokusai collent parfaitement. Comment s’est effectué le casting ?
H. K. : Pour le casting des voix, c’est vraiment moi qui ai décidé. J’ai d’abord eu l’idée de la voix de O-Ei avec l’actrice An. Puis pour les autres voix, j’ai fait des suggestions qui ont toutes été acceptées. Comme ces acteurs ont fini par se prendre au jeu et endosser le rôle des personnages animés, ça donne un résultat formidable.
Vous avez aussi choisi la voix d’Utagawa Kuninao interprétée par l’excellent Kôra Kengo ?
H. K. : (Rires) Pour Kôra Kengo, c’est une autre productrice, Mme Nishikawa, qui a fait la proposition. Elle disait que l’acteur aimait beaucoup Crayon Shinchan que j’avais réalisé. C’est comme ça qu’on s’est adressé à lui.
Pour la musique, pourquoi avez-vous misé sur le rock ?
H. K. : Parce que O-Ei est une femme qui a une rock’n’roll attitude ! (rires). Et puis, il se trouve que Sugiura Hinako, l’auteur de l’œuvre originale, écoutait beaucoup de rock pendant qu’elle composait son manga.
Je me demandais si vous aviez été influencé par Sofia Coppola qui avait accompagné son film Marie-Antoinette de musique rock.
H. K. : Pas du tout, car je ne l’ai pas vu.
Quelques mots sur le choix de Sheena Ringo pour la chanson du générique ?
H. K. : Ce sont les deux productrices qui en ont fait la proposition. Sugiura Hinako était aussi une grande fan de Sheena Ringo. Je suis ravi de ce choix, car c’est une des rares musiciennes de rock qui s’expriment avec une vraie conscience d’être Japonaise. Donc ça correspondait très bien à l’univers du film.
Elle a une force de caractère qui rappelle celui de O-Ei.
H. K. : (Rires). C’est bien possible. C’est vrai qu’elle a une forte personnalité, c’est vrai.
Avant d’entreprendre la réalisation du film, aviez-vous un intérêt pour l’époque d’Edo ?
H. K. : Oui. De manière générale, je m’intéresse plus au passé qu’à l’avenir. Pour ce qui est de l’époque d’Edo proprement dit, la plupart des films et des romans qui lui sont consacrés évoquent surtout la vie des samouraïs. L’œuvre de Sugiura Hinako a totalement changé cette perception puisqu’elle s’est surtout intéressée à la vie des petites gens, à leur quotidien ordinaire et paisible. C’est grâce à son travail que j’ai pu découvrir cet aspect de l’époque d’Edo souvent négligé. Voilà pourquoi je suis devenu un grand fan de son travail. Les hommes et les femmes qui apparaissent dans son œuvre nous semblent aujourd’hui très feignants, mais je trouve que leur vie est extraordinaire et pleine de charme.
Ça rappelle le personnage plus contemporain de Tora-san, le héros de Otoko wa tsurai yo (C’est dur d’être un homme) de Yamada Yôji.
H. K. : En effet, j’aime beaucoup. Je pense que pour créer ce personnage Yamada Yôji a été inspiré par des histoires de rakugo (histoires humoristiques) dont le contenu reflète d’ailleurs bien le mode de vie à l’époque d’Edo.
La famille telle que vous la décrivez dans Miss Hokusai ressemble beaucoup à une famille d’aujourd’hui.
H. K. : C’est vrai. Il y a des points communs entre la famille Hokusai et une famille d’aujourd’hui. Mais je pense qu’il y avait une plus grande proximité entre les individus à l’époque d’Edo. On dormait par exemple tous ensemble dans la même pièce. Cela dit, le rapport entre Hokusai et sa fille est très particulier. On ne peut dire qu’il s’agit d’une relation ordinaire entre père et fille puisque, en tant qu’artistes, il existait une relation de rivalité entre eux comme il y avait aussi un rapport de maître à disciple. Plusieurs scènes dans le film soulignent cette rivalité entre les deux personnages.
La relation mère-fille dans le film est aussi intéressante. O-Ei incarne la femme moderne, indépendante, et sa mère étant l’archétype de la femme soumise.
H. K. : En effet. Mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque d’Edo, la condition des femmes était bien différente. Elles étaient plus libres. C’est quelque chose qui est peu connu aujourd’hui et le film reflète cette réalité. En ce temps-là, il y avait beaucoup d’hommes célibataires à Edo, car il y avait moins de femmes que d’hommes. Elles étaient donc très précieuses et très bien traitées par les hommes. Elles avaient le privilège de choisir. C’est pour ça que l’on rapporte qu’elles se comportaient avec beaucoup de fierté et de force de caractère. Un peu comme les Parisiennes peut-être (rires).
Vous abordez aussi de façon un peu rapide la sexualité, notamment au travers du personnage de O-Ei.
H. K. : Dans le film, on voit O-Ei se rendre dans une sorte de maison close, mais je pense que cet acte était un peu naïf de sa part. Elle est allée là-bas parce que les gens appréciaient beaucoup le travail de Zenjirô et ses peintures érotiques alors qu’elle pensait qu’il était moins doué. Elle s’est mise en colère et s’est dit que si elle était inférieure à lui, c’est parce qu’elle n’avait eu aucune expérience avec des hommes. C’est pour cela qu’elle est allée dans cette maison close. Dans le film, cela reste très flou et je ne montre rien de ce qui se passe. Mais je pense qu’il ne s’est rien passé entre elle et le garçon avec qui elle a choisi de passer la nuit. En repartant le lendemain matin, elle a sûrement regretté cet acte, mais ce côté très impulsif correspond bien au personnage de O-Ei. Je crois que Sugiura Hinako a évoqué cet épisode pour souligner le caractère de la jeune femme comme elle a insisté sur le fait qu’elle aimait regarder les incendies, ce qui caractérise aussi son impulsivité.
O-Ei est une femme de tête. Il se trouve que le gouvernement actuel souhaite accorder davantage de place aux femmes. Qu’en pensez-vous ? Savez-vous si le Premier ministre Abe a vu votre film ?
H. K. : (Rires). Il ne l’a sûrement pas vu. Cela dit, je ne comprends pas bien où le gouvernement veut en venir avec cette politique. Dans l’univers de l’animation, il n’existe guère de différences de statut entre les hommes et les femmes. Quand j’ai débuté, il y avait beaucoup d’hommes dans ce secteur, mais aujourd’hui, les femmes y sont de plus en plus nombreuses. Ici c’est la compétence qui prime et peu importe si c’est un homme ou une femme.
Votre film est en fait une sorte de passerelle entre le Japon du passé et celui d’aujourd’hui. Il suffit de regarder l’affiche avec la présence de la tour Tokyo Sky Tree.
H. K. : Je pense que le passé et le présent sont bien liés. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est que tous les Japonais, s’ils font leur arbre généalogique, ils tombent sur quelqu’un qui a vécu à l’époque d’Edo. Ce n’est donc pas une époque fictionnelle, c’est une époque qui a réellement existé. Je me rappelle d’une phrase de Sugiura Hinako pour évoquer cette période. Elle disait de l’époque d’Edo qu’elle était “belle, douce et folle”. Je trouve que c’est très bien dit. J’aimerais bien qu’on retrouve cet état d’esprit qui a bien du mal à s’imposer à notre époque corrompue par trop d’obscénité.
Propos recueillis par Odaira Namihei
Biographie :
Hara Keiichi est né en 1959 dans la préfecture de Gunma, au nord de Tôkyô. Il a commencé sa carrière en tant qu’animateur avant de rejoindre Shien-Ei Animation où il a notamment travaillé sur la série Kaibutsu-kun avant de s’attaquer à Doraemon. Remarqué pour la qualité de son travail, on lui confie de nouvelles réalisations parmi lesquelles Crayon Shin-chan (1994-2005), Un Eté avec Coo (2007), Colorful (2010).
Critique :
Après s’être essayé, en 2013, au cinéma avec de vrais acteurs pour un hommage au cinéaste Kinoshita Keisuke dont on célébrait le centenaire de la naissance, Hara Keiichi est revenu à ses premières amours : l’animation. Et quel retour ! Tous simplement magistral. On avait déjà apprécié sa sensibilité dans Un Eté avec Coo, sa délicatesse avec Colorful. Avec Miss Hokusai, le réalisateur nous montre sa maîtrise totale d’un projet très ambitieux. Le studio Production I.G. lui a donné les moyens de réaliser une œuvre forte centrée autour d’un personnage Katsushika O-Ei, fille de Hokusai, qu’il va suivre dans la période de sa vie au cours de laquelle elle cherche à s’affirmer en tant qu’artiste et en tant que femme.
Hara Keiichi est à l’aise dans cette histoire parce qu’il y a retrouvé l’ambiance qui règne dans les studios d’animation ou de mangaka avec le sensei (maître), ici Hokusai, entouré d’assistants, ici O-Ei, et de disciples qui font leur classe.
Il réussit ainsi à mettre en évidence les relations particulières qui existent entre eux tout en s’attachant à montrer lors de magnifiques plans le processus de création.
C’est dans cet univers que O-Ei doit trouver sa place. Une gageure quand on est la fille du maître et une femme. S’appuyant sur un très bon scénario signé Maruo Miho, le réalisateur parvient à faire partager les divers sentiments qui habitent la jeune femme et son extraordinaire force de caractère. Une très belle réussite à ne pas manquer.
Odira Namihei
En salles le 2 septembre.